Le 21 avril 2002 fut un électrochoc pour nombre de personnes. Dans une configuration électorale paradoxale (faible participation et offre pléthorique à gauche), l’impensable était arrivé, le premier ministre d’alors, Lionel Jospin, reconnu pour ses compétences et son intégrité, ne défierait pas au second tour, le Président sortant, Jacques Chirac. Cet accident s’est depuis reproduit à deux reprises, en 2017 et 2022. L’accident devient la norme. Il est donc révélateur de dysfonctionnements profonds.
Le premier d’entre eux résulte du déséquilibre des institutions. Le régime de la Vème République a longtemps présenté la spécificité d’offrir une double lecture, présidentielle par les pouvoirs conférés au Président, mais aussi parlementaire par la responsabilité que le Premier ministre doit engager devant l’Assemblée nationale. Le découplage entre les durées respectives du septennat présidentiel et du quinquennat parlementaire conférait aux deux élections un poids important. François Mitterrand fut ainsi contraint à deux cohabitations (1986-1988, puis 1993-1995), et Jacques Chirac à une (1997-2002) ne pouvant aller outre la légitimité de l’Assemblée nationale. La décision prise, de passer au quinquennat lors du référendum de septembre 2000 (suivi de l’inversion du calendrier électoral en mai 2001) apparût dans un premier temps comme la réponse idéale au problème perçu alors comme majeur, celui des cohabitations. Cette décision apparemment de bon sens, provoqua un déséquilibre des pouvoirs au profit d’une présidentialisation sans contrepoids. L’élection législative s’est rapidement transformée en une simple confirmation du vote pour la présidentielle. Là se trouve l’une des explications aux scores dérisoires réalisés par les candidates du Parti socialiste et des Républicains, l’élection présidentielle nécessitant pour être audible une surenchère dans les promesses, les plus irréalisables, voire les plus dangereuses. Il ne s’agit pas d’être raisonnable et réaliste pour pouvoir gouverner, mais de se montrer le plus matamore, le plus intransigeant. A ce jeu, les partis extrémistes, de droite comme de gauche, ont toujours une longueur d’avance. Les traditionnels partis de gouvernement se sont trouvés laminés par les écuries présidentielles radicales et leurs figures de proue. Le summum d’un tel processus aurait été un second tour entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon.
La seconde explication réside dans l’électrisation de la vie politique par les réseaux sociaux. La circulation des informations n’est plus canalisée par les médias habituels (presse écrite, radios ou télés), mais par une vaste nébuleuse où la vérification des faits est moins importante que l’émotion qu’ils suscitent. Une telle alchimie, mêlant fausses informations, diffamation en ligne et suivisme moutonnier de néo-gourous par leurs « followers » (le complotisme de QAnon aux Etats-Unis en constituant l’exemple emblématique) a déjà fait ses preuves, lors du Brexit britannique de juin 2016, puis de l’élection de Donald Trump en novembre de la même année. Les partis politiques modérés sont pris de vitesse par les affirmations outrancières qu’il devient très difficile de démonter par des raisonnements rationnels. Le champ des débats bascule ainsi depuis le milieu des années 2010 de la scène médiatique traditionnelle, vers une sphère virtuelle à l’évolution erratique. Dans le contexte spécifiquement français, la crise des gilets jaunes, puis la pandémie ont constitué des terrains propices au déploiement de ces nouvelles pratiques, par contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine ne semble pas, à ce stade, donner lieu au même déferlement complotiste.
La troisième explication, plus classique, provient des inégalités socio-spatiales affectant les populations et leurs territoires de vie. Considérons que ceci recoupe pour partie le malaise profond qui s’était exprimé lors de la crise des gilets jaunes. Les ménages dont la résidence est éloignée de grandes métropoles sont plus pauvres et plus dépendants de l’automobile. Si le chômage ne constitue plus dans le contexte économique actuel la menace la plus pressante, ce sont les difficultés de niveau de vie qui apparaissent comme déterminantes, de même que les contraintes d’accès aux services, en particulier ceux de la santé. La sensibilité des électeurs à cette thématique explique l’attention qui y est portée par les candidats.
Le cumul de ces trois facteurs explicatifs (institutionnel, informationnel, socio-spatial), confère au second tour de l’élection présidentielle française à la fois une forte volatilité et un impact potentiel considérable. Derrière l’écran de fumée des propositions du polémiste Eric Zemmour, celles de Marine Le Pen sont apparues, jusqu’au soir du premier tour, plus rassurantes à une partie de l’électorat tentée par un vote de protestation. Si son programme a pu avancer masqué, une analyse approfondie montre que sur le fond rien n’a changé dans la petite boutique lepéniste. La détestation de l’autre et la vengeance continuent à y rimer avec immigration et incompétence. Qu’elles soient mises en œuvre, ses mesures déboucheraient sur la rupture du pacte de confiance avec les autres membres de l’Union européenne et présenteraient le risque de son éclatement. Quant aux prétendues mesures économiques destinées à améliorer la situation des seuls Français, elles ouvrent la voie à une purification interne sur une base ethnique. Il s’agirait par conséquent d’un séisme majeur, porteur d’une rupture avec les spécificités du modèle français depuis la fin du Second conflit mondial. Voire davantage, si l’on considère la remise en question du droit du sol qui s’enracine dans l’idéal révolutionnaire. Rien de moins… Ne pas prendre conscience que derrière l’affrontement entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, c’est tout l’édifice républicain et démocratique qui est en jeu, confère à l’aveuglement. Sachant que ce second tour va se dérouler avec en arrière-plan la plus grande crise géopolitique en Europe depuis 1945, ne fait qu’ajouter à sa dramatisation. Sur ce plan, les positions des deux candidats sont diamétralement opposées. L’un contribue à renforcer le poids politique de la France et de l’Union européenne, l’autre ne conduirait qu’à dédouaner un criminel de guerre.
Une fois l’hypothèque Le Pen levée, il sera possible d’appréhender la phase suivante de façon plus sereine, celle des législatives des 12 et 19 juin. Elles offrent une opportunité intéressante de renforcer le pouvoir législatif face au pouvoir exécutif et donc de rééquilibrer pour partie le tropisme présidentiel résultant du passage au quinquennat. Si Emmanuel Macron est réélu, il est probable que ce soit d’abord pour sa stature d’homme d’Etat dans une situation de crise, plutôt que pour son programme. Il est par conséquent envisageable qu’il ne puisse disposer d’une majorité LRem monocolore à l’Assemblée nationale, comme cela fut le cas entre 2017 et 2022. Si aucun parti n’obtient de majorité absolue, cela rendra indispensable des coalitions, des équilibres complexes. Il en résulterait par conséquent un rôle accru pour le Parlement.
Il est encore temps de faire la part des choses et de hiérarchiser ce qui est de l’ordre des désaccords politiques avec Emmanuel Macron en regard de la rupture démocratique à laquelle conduirait Marine Le Pen. Et ne pas se réveiller le lundi 25 avril 2022, avec le goût terrible d’une catastrophe qui aurait pu être évitée. Comme certains se dirent le 22 avril 2002, qu’ils auraient dû finalement voter Lionel Jospin. A la différence près, qu’il n’y aura pas cette fois de session de rattrapage avec un vote Jacques Chirac…
Les enjeux sont donc considérables et à force de jouer avec le feu lepéniste, il ne peut être exclu que le pire ne finisse par arriver.