À qui appartiennent nos correspondances privées ? Détenir une lettre est-ce en être propriétaire ? Qu'est-ce qui a changé entre le temps des diligences et celui d'Eudora ?
En 1964, du temps d'avant les SMS et les e-mails, Jacques Brel dans le Tango Funèbre nous détaillait ses angoisses :
Ils fouillent mes tiroirs
Se régalant d'avance
De mes lettres d'amour
Enrubannées par deux
Qu'ils liront près du feu
En riant aux éclats
Ah! Ah! Ah! Ah! Ah! Ah! Ah!
Mais maintenant (smartphone en main dirait Michel Serres), nos héritiers liront-ils nos SMS et nos e-mails de la même façon ?
Scarlett Ribbons
Déjà l'expression "enrubannées par deux" interpelle : faut vous dire monsieur, que chez ces gens-là, et en ce temps-là, chacun n'était propriétaire que de la moitié de la correspondance, et détenteur de l'autre moitié, la vie ne fait pas de cadeau !
Car pour "enrubanner par deux" la lettre et sa réponse, il faut retrouver physiquement la destinataire, lui faire restituer le trop précieux objet des crues du cœur à elle adressées, et réconcilier dans le temps et l'espace cette séparation qui faisait tout le charme et l'énervement de l'écrit par papier à lettres et enveloppe.
Tout à l'heure c'était lui/Lorsque je disais Il
En ce temps-là, avant la photocopieuse et MCI-mail, on envoyait la lettre comme une bouteille à la mer, comme un avion décolle d'Orly, et on ne la revoyait plus.
Tout au plus si elle contenait un poème ou un compliment littéraire avait-on gardé quelque brouillon ou version préliminaire, les plus soigneux recopiant "au propre" façon scolaire leurs bafouilles incertaines et pas plus réfléchies après duplication: la duplicité de l'écrit est dans la lecture, pas dans les précautions ou le temps consacré à l'écriture.
Mais le commun des mortels en attendant Madeleine ou Mathilde confiait au papier des pensées que le facteur emportait, sans possibilité de regret ou remords autre que la sanction du retour : elle m'accuse de tout ça, l'ai-je vraiment écrit, ce n'est pas ce que je pensais, ni ce que je voulais dire, l'ai-je d'ailleurs tourné de cette façon, l'ai-je si mal exprimé ?
Ils parlent de la mort comme tu parles d'un fruit,
Ils regardent la mer comme tu regardes un puits.
La question de la propriété des écrits de chacun était d'une simplicité à faire la fortune des avocats ou des marchands d'aspirine : ma propriété n'est plus entre mes mains, et ce que je détiens ne m'appartient pas !
Le droit d'auteur s'applique en effet à toutes les œuvres de création, et le genre épistolaire n'y fait pas exception. Donc je suis auteur et propriétaire des missives originales sorties de mon esprit fumeux et de ma main encore plus illisible.
Mais le facteur a emporté cette propriété et mon droit patrimonial, ne me reste que le droit moral de répudier l'œuvre et d'en interdire la divulgation, sachant que celle-là est déjà interdite par l'article 226-15 du Code Pénal, qui traite de la correspondance privée.
Et mes souvenirs deviennent ce que les vieux en font
Donc je suis propriétaire de ce que je n'ai plus en main, dont je peux avoir un souvenir vague voire erroné. Mais la destinataire de ce cadeau douteux ou magnifique ne peut rien en faire d'autre qu'en repaître ses yeux ou y défouler sa colère, parce que toute divulgation est interdite.
Même à son avocat, même à son psy ? En voilà des questions à déguster en dessert !
Symétriquement les feuilles aux couleurs pastel ou enveloppes parfumées que chérissent mes tiroirs portent un contenu qui reste propriété de leur auteur (e?, perche tendue aux féministes et autres pinailleurs).
Seul m'appartient comme dans les inénarrables traductions de licences d'utilisation américaines le "support" : le papier m'a été envoyé de bon cœur et j'aurais le droit de le garder, mais le jus de cervelle tartiné dessus et au contenu hautement symbolique est une œuvre littéraire revendiquée par son auteur.
En conséquence de quoi, en rire aux éclats, fût-ce avec son psy, son avocat, après ma mort ou la sienne, reste sous le coup du Code Pénal, le tango funèbre peut rigoler de tout, mais pas avec n'importe qui !
Bien sûr le temps qui va trop vite
...
La vérité qui nous évite
Et maintenant qu'on a réconcilié l'auteur et le destinataire, que le numérique autorise à donner sans se départir, à offrir en gardant le présent, à unifier sur un même support la question, la réponse et l'historique complet des échanges pour ressusciter le passé ?
Et puis ils se reprennent/Redeviennent un seul/Redeviennent le feu
L'asymétrie de détention n'existe plus : chacun a l'ensemble de la conversation par SMS, par e-mail ou messagerie instantanée, avec horodatage et précision chirurgicale des écrits et des non-dits, des fautes d'orthographe et de savoir-vivre, des raisons de la colère et des signes du destin. Même Ctrl-F en rajoute dans l'impitoyable : plus besoin de retourner les enveloppes et de parcourir les pages, si un mot a existé, il sera retrouvé, daté et contextualisé.
Mais ce bel ensemble réunifié n'en reste pas moins composite : tout encastrés qu'ils sont les mots de l'un n'appartiennent pas à l'autre, et les principes du droit analogique continuent de s'appliquer.
L'ensemble est une correspondance privée et toute divulgation relève de l'article 226-15, ce que j'ai écrit m'appartient mais ce qu'elle a répondu ou la question qu'elle m'avait posée restent sa propriété.
L'ensemble est tissé au mieux comme les doigts de mains qui s'unissent, mes doigts et mes phrases à gauche, ses doigts et ses réponses à droite, ou au pire comme
Ces deux corps se déchirent
Et je vous jure qu'ils crient
Et puis se redéchirent
Se tiennent par les yeux
L'analogique était incertain, le numérique devient intouchable : tout défaut est gravé dans le marbre, l'incertitude de la lecture manuscrite n'a plus aucune indulgence pour l'orthographe ou la compréhension, "je ne voulais pas dire ça" cède la place à "c'est ce que tu as écrit", et ressasser devant son écran devient plus facile que pardonner à qui avait tenu cette feuille entre ses mains.
Et chaque meuble se souvient
Dans cette chambre sans berceau
Des éclats des vieilles tempêtes.
Et s'il vient à l'idée (j'avais promis un dessert !) de l'un ou de l'autre d'exploiter ce contenu, de chercher le pourquoi des maux chez son psy ou d'étayer les mots qui ont fâché avec son avocat ?
A priori les deux honorables professions sont soumises au secret professionnel, mais comme dirait Coluche certains secrets sont plus égaux que d'autres : un psy risque tout au plus de mentionner un cas anonymisé dans une communication professionnelle, un avocat a pour métier d'utiliser au mieux les éléments dont il dispose.
Donc en toute rigueur je pourrais montrer à mon psy ou à mon avocat la demi-conversation dont je suis l'auteur. Cette moitié séparée du tout peut alors devenir incompréhensible ou tronquée, mais elle n'en reste pas moins adressée nominativement à une personne et relève donc de la correspondance privée; alors quoi ?
Sauf à être Comtesse de Ségur ou baronne de Staël, on écrit pour être lu par une personne et non par un lectorat, et le contenu du message a priorité sur la qualité littéraire ou formelle, donc la revendication du droit d'auteur est faible par rapport au caractère privé de ce qui peine à s'appeler une œuvre.
À la rigueur un poème non nominatif envoyé en pièce jointe s'apparenterait à une œuvre littéraire communiquée en avant-première à un public choisi, sans préjudice d'un lectorat plus large ultérieur, mais ça ne doit pas concerner grand-monde !
Ma conclusion ouverte aux commentaires éclairés est qu'une correspondance privée est... PRIVÉE et que si j'ai à en évoquer le contenu ce ne peut être que par réécriture et reformulation, quitte à se rapprocher du droit de citation pour des termes saillants ou des formules marquantes : les quelques vers de Jacques Brel qui illustrent cette chronique ne sont ni une compilation ni un plagiat, juste une "courte citation à titre d'exemple ou d'illustration".
Si donc dans un échange écrit l'expression "celle qui" a été brillamment définie et défendue par ma correspondante, je me sens autorisé à la réutiliser et à en tirer et exploiter ma propre définition, sans avoir à divulguer le contenu privé : il n'y a pas de copyright sur les idées, et pas de brevet sur les bonnes.
Je suis là, je la suis,
Je n'ose rien pour elle...
La limite du caractère privé ça pourrait être celle du moyen de transmission : la délicatesse et la probité des employés de La Poste ne sont plus à prouver, mais l'autorisation que s'octroient certains transporteurs de messagerie à exploiter les mots-clés pour afficher des pubs (et plus si affinités ?) ou pour censurer et arrêter le message sans pour autant se soumettre ni au Code Civil ni au Code Pénal français et encore moins à la morale fiscale mérite discussion, ça sera l'occasion de parler des différentes castes d'adresses e-mail, autre sujet qui fâche...
Qu'on ne peut plus gagner
A tous ces rendez-vous
Que nous avons manqués