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Billet de blog 23 avril 2013

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La ligne et l'arbre (2) L'auteur est-il le mieux placé ?

Le billet précédent Nouvelles lectures s'intéressait aux différentes méthodes de guidage ou d'orientation de la lecture arborescente par des liens, cette partie s'intéresse aux indices donnés par l'auteur.

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Le premier inconvénient des indices donnés par l'auteur, c'est le risque de passer à une lecture dirigiste : l'auteur va au-delà de son pouvoir en imposant au lecteur de regarder dans la direction qu'il souhaite, alors qu'il devrait se contenter de l'amener voir un paysage et le laisser l'apprécier à sa guise.
Ce peut être très utile et fécond dans un cours, dans une présentation, dans un exposé, toutes pièces écrites à but dirigiste assumé, visant à démontrer ou expliquer quelque chose et à amener le lecteur à la conclusion voulue par l'auteur, mais ce n'est pas de la littérature.
Proust a écrit "Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur". Et dans "Sur la lecture" : "Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs".
L'auteur peut ne pas voir la portée de son œuvre, peut l'avoir écrite plus à l'instinct que par réflexion, mais il peut aussi vous raconter des craques, et certains ne s'en privent pas.
Je pourrais par exemple faire perfidement remarquer que le gerfaut vivant essentiellement en Europe du Nord, même s'il a l'habitude de traquer les mouettes pour en faire son ordinaire, il y a bien peu de chances qu'en partant de la péninsule ibérique et en route pour Cipango les conquérants aient pu en apercevoir (ou alors ils avaient déjà inventé la route du pôle ?), et qu'ils auraient d'ailleurs pu avoir bien du mal à les reconnaître car le gerfaut comme la magie a ses phases sombre, grise voire blanche.
Quant à l'habitude de chasser au gerfaut prêtée aux nobles du Moyen Âge (on ne prête qu'aux riches), prenons l'argument avec précaution : Heredia du 19e nous parle du 16e, et ceux qui en ont déjà vu pourront vous dire que le faucon c'est bien mieux que le vrai gerfaut, qui risquerait en arrivant plus de lui arracher la tête que de se poser sur le poing de son maître, et le gerfaut survivant surtout dans les climats froids, ni Heredia si ses ancêtres ibériques n'ont pu en voir beaucoup.
Même Wikipedia sait vous dire par ailleurs que Palos de Moguer est une dénomination erronée pour Palos de la Frontera, nom qui aurait fait bien plus joli dans le décor pour partir vers des bords mystérieux (il a même fallu changer le nom de la station de métro), mais après il fallait se casser les pieds à les compter dans le vers, sans parler de la préparatoire allitération en R (oui comme les huitres) des Routiers qui paRtaient ivRes d'un Rêve héRoïque et bRutal. Et il y aurait pire : de bonnes sources (las Casas, Fernando fils de Christophe, vous trouverez les références en bons conquérants) affirment que ce serait de Palos tout court que seraient partis les aventuriers au long cours, que José Maria aurait sans doute appelés "Los conquistadores" si ce n'avait eu un petit goût de violence et d'écrasement de peuple moins glorieux que "Les conquérants".
Si cette petite ville andalouse a eu l'heur de plaire à José Maria, c'est sans doute parce que dans ses saines lectures il avait croisé une légende racontant que de là serait partis non seulement des conquérants, mais aussi (et je n'imagine pas que l'hispanisant venant de Cuba n'y ait pas songé) des Colons.
Certes c'est moins flamboyant et ça envoie du rêve moins héroïque ou moins brutal, mais c'est pourtant le nom de Christophe, l'orthographe espagnole ne laisse aucun doute, et l'ancêtre Don Pedro de Heredia était compagnon de Cortez, bien plus colon que Christophe n'était conquérant.
Le même Don Pedro (non pas celui de Zorro) a fait preuve de bien peu de sens géographique en fondant Carthagène "des Indes" en 1533, son descendant nous case la Mer des tropiques à la place de celle des Caraïbes, donc on peut dire que l'approximation, c'est une tradition dans la famille.
J'en conclus que le poète aimait bien le son du gerfaut et se Moguer de ses petits camarades, c'est un droit qu'il faut lui laisser, à condition qu'il leur fasse de beaux enfants (vous retrouverez la citation tout seuls) et c'est quand même un de mes poèmes préférés (c'est dire à quel point il est beau, argument d'autorité aussi).
Le même n'hésite pas à étaler sa culture et ses lectures en nous casant sous licence poétique (c'était avant Creative Commons) un Cipango que n'aurait pas renié Mallarmé : les vraiment snobs auraient choisi l'orthographe Zipangu mais comme le Volapük (un des deux mots de la langue française à u tréma, où est l'autre ?) c'est un mot qui signe une œuvre, en l'occurrence le Livre des Merveilles de Marco Polo, qui selon les légendes évoquées plus haut aurait inspiré Christophe à devenir colon.
C'est pourtant donc clair : les merveilles de Cipango étant en face de celles de Cathay, si on en croit Marco Polo, et attendu que Cathay c'est grand comme la Chine, Cipango pourrait être le Japon (la Corée c'est moins probable vu les origines de Kubilai Khan et l'histoire militaire des coréens et des mongols contre Cipango) mais vu ce que Marco en raconte, le pays du fabuleux métal relevait sans doute plus de la fable que de la fabuleuse découverte géographique, d'ailleurs le poète nous l'avoue à moitié (pardonné ?) avec son mirage doré.
Et dans la même veine on nous raconte chez des gens sérieux (pensez donc en .net avec un nom grec !) que le bateau de Christophe n'était sans doute même pas une caravelle, mais une nef en français ou un nao en portugais, voire même une caraque.
Mais "son blanc nao" pour regarder monter en un ciel ignoré ça le fait beaucoup moins, et pour rimer avec étoiles nouvelles la nef ou la caraque c'est carrément l'angoisse. Et ajoutant l'insulte à l'infamie les mêmes prétendent que nommée par des marins (rudes gaillards !) la prétendue Santa Maria aurait pu être une Marie Galante, flanquée d'une maquillée et d'une fille légère plutôt que de la Pinta et de la Niña qu'on nous avait vantées.
Donc laissons le poète faire monter plein d'étoiles de la mer ou dans les yeux de sa belle, nous raconter des caravelles de conquérants à la place des naos de colons, son métier c'est de nous faire rêver avec des mots et des sons, il n'est pas le mieux placé pour nous dire où aller quand il a fini de cracher son venin esthétique, et les exégètes trouvent souvent bien plus à l'étude de l'œuvre que ce que l'auteur avait cru y mettre, mais c'est une autre histoire.
"Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu’en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d’atteindre".
Marcel Proust

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