L'histoire, on le sait, ne se répète pas. Des similitudes, des régularités, des tendances mais pas de répétition, sinon en farce comme le soutenait Marx au lendemain de 1848. Pourtant, il est des textes qui peuvent offrir des repères et des ressources critiques pour nourrir une réflexion stratégique et politique lorsque, comme aujourd'hui, par temps de grandes incertitudes et de confusion, on s'interroge dans les gauches comment garder le cap. Celui de l'émancipation, celui qui définit les gauches.
Cela ne signifie en rien que le texte de Jaurès reproduit ci-dessous offrira clés-en-main une solution aux dilemmes des électeurs de gauche face au scrutin de dimanche. Comme tous les grands textes, on peut le comprendre chacun à sa façon, suivant notre position dans la société et le monde. Jaurès livre ici, dans un article intitulé "La bataille continue", publié dans La Dépêche du 8 février 1900, sa vision stratégique pour lutter contre l'agitation nationaliste antidreyfusarde après la formation du "gouvernement de défense républicaine" dirigé par Pierre Waldeck-Rousseau (radical). Le second conseil de guerre a de nouveau condamné Dreyfus à Rennes (été 1899) contre toute logique, mais le capitaine Dreyfus est gracié et libéré. Le gouvernement de Waldeck-Rousseau entend donc liquider la menace de l'extrême droite qui était allée jusqu'à une tentative de coup d'état par Déroulède et la Ligue des patriotes. Parallèlement à cette menace nationaliste, de nombreux socialistes critiquaient le soutien des socialistes comme Jaurès à ce gouvernement en raison du caractère bourgeois de la République. C'est donc aux socialistes que Jaurès s'adresse dans cet article. Ceux qui protestent notamment contre la participation d'Alexandre Millerand au gouvernement de Waldeck-Rousseau, aux côtés du "massacreur de la Commune", le général de Gallifet.
Par un jeu de mirroir entre le passé et le présent, on retrouve aujourd'hui le radical Waldeck-Rousseau en Macron-le-progressiste, les nationalistes comme la Ligue des patriotes de Déroulède en Le Pen-la-"populiste", et les socialistes critiques de Jaurès et de Millerand en tous les abstentionnistes des gauches (du NPA au PS, en passant par les mélenchonistes). Jaurès écrit donc ces lignes:
"Royalistes, impérialistes, plébiscitaires [bonapartistes], modérés, cléricaux, se donnent tous pour des "patriotes". Ils ne sont plus que cela. La "Patrie" est leur dieu, leur programme, leur gouvernement. (...); elle est un mot de ralliement tout neuf, et les forces de la Contre-Révolution peuvent se grouper ainsi sans que le pays soit suffisamment averti. (...) Voilà le plan, et on espère, en amalgamant le nationalisme d'antisémitisme, annexer aux troupes de la droite et du centre une partie du peuple trompé. Une sorte de démagogie, analogue à celle de la Ligue [des patriotes], mettrait un moment une partie des prolétaires au service de la Contre-Révolution. (...)
"Contre ce péril qui serait mortel à la France comme à la République, nous ne cesserons pas de lutter (...). Au risque de passer pour dupe, il faut que le Parti socialiste continue à être le défenseur vigilant et intrépide de la liberté républicaine. Il n'y a point duperie et, tout au contraire, il retrouvera bientôt en grandes réformes sociales, en puissante action ouvrière, tout le capital d'énergie et de dévouement engagé par lui dans la lutte pour la liberté.
"Mais pour déjouer la manoeuvre de la Contre-Révolution, il faut que le gouvernement élargisse le champ du combat. Il faut qu'il ne se borne pas à refouler ou à contenir directement la puissance cléricale par des lois sur les associations et sur l'enseignement. Il faut qu'il assure à la classe ouvrière des réformes directes qui obligent la réaction nationaliste et cléricale à se démasquer.
"Il est temps de demander à un vigoureux impôt progressif sur les successions les ressources nécessaires pour doter immédiatement et largement le budget des retraites ouvrières. Si la bourgeoisie républicaine, menacée par le fanatisme de l'Eglise, la sauvagerie cléricale et l'insolence militaire, ne comprend pas qu'elle doit accepter et même réclamer quelques réformes dans l'intérêt du prolétariat, elle n'a plus qu'à disparaître."
Source: texte extrait de La France sous la IIIe. La République à l'épreuve 1870-1914, Documentation photographique, no. 8101, p. 29.