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Billet de blog 4 août 2023

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Edgar Morin, décliniste de gauche ?

On connaît l'attachement d'Edgar Morin aux principes du camp de l'émancipation. Sa dernière tribune dans Le Monde (29 juillet) véhicule toutefois un mode de pensée qui contredit ces principes et semble trahir un discours décliniste.

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Cherchant à situer la "crise française" dans "la complexité d'une polycrise mondiale", Edgar Morin en dresse l'inventaire des crises qui en font partie. Pêle-mêle, cela donne: "crise de la pensée", "crise écologique", "crise de l'Etat", "crise de la pensée politique", "crise de la médecine", "crise du sacré", "crise de la famille", "crise de l'école", "crise française". Toutes ces crises se conjugueraient, selon Edgar Marin, en une "crise de civilisation" annoncée depuis plus d'un demi-siècle par Mai 68: "Mai 68 fut une alerte dans un processus continu de dégradation des vertus de notre civilisation et d'aggravation de ses vices." Mai 68 ou le déclin de la civilisation : voilà bien un marqueur de la pensée réactionnaire contemporaine. Et de déplorer le déclin des solidarités collectives anciennes (famille, village, voisinage) et la montée en puissance de l'individualisme. Devant cette dynamique de "désintégration", il en appelle à "tout faire pour éviter que notre république sombre, progressivement ou brutalement, dans une société de soumission"

Cette inflation des crises éclaire moins qu'elle n'obscurcit le réel. Car en cherchant ainsi à en saisir la complexité, on oublie que la crise est indissociable de la modernité. Retraçant les régimes modernes de souveraineté et les changements dans le mode de production, Michael Hardt et Toni Negri entendaient dans Empire (2000) la "modernité comme crise": "comme cela vaut pour la modernité dans son ensemble, la crise est, pour le capital, une condition normale qui n'indique pas sa fin mais sa tendance générale et son mode opératoire" (Exils/10/18, 2000, p. 276). Les crises n'ont donc rien d'une anomalie dans la modernité capitaliste, contrairement à l'usage qu'Edgar Morin fait de la notion. Elles en sont plutôt son modus operandi.

Parmi les multiples crises qui façonnent la "crise française" d'Edgar Morin, il y a notamment la "crise de la pensée politique". "Socialisme et communisme étant désormais dénués de tout contenu, ce vide est grave pour ceux qui aspirent à une autre société." Il n'y a pas d'alternative. Edgar Morin énonce ainsi la fatalité politique du monde néolibéral qu'avait énoncé dans les années 1980 Margaret Thatcher.

Ce  verdict sans appel ne s'appuie toutefois sur aucune analyse, aucune référence, aucune mention des mouvements sociaux réels qui, en France et à l'étranger, ont marqué notre période. Les luttes écologistes pour la défense des communs, les luttes sociales longues et obstinées de salarié·es, les mouvements contre les oppressions spécifiques des femmes, des racisé·es, des LGBT+, la lutte pour la défense des libertés démocratiques: l'ensemble de ces mouvements portent des horizons d'attente, des propositions et des principes qui se nourrissent du socialisme et du communisme tout en les réactualisant, et ce même lorsque ces "mots malades du XXe siècle" (Daniel Bensaïd) ne sont pas repris par les acteur·trices des mouvements sociaux.

Par conséquent, Edgar Morin semble adopter un point de vue typiquement scolastique, au sens qu'en donne Bourdieu dans Le sens pratique (1980), c'est-à-dire séparé et ignorant la pratique réelle des agents sociaux. Cela est par exemple illustré par le tableau dressé du mouvement social contre la réforme des retraites: "Les grandes manifestations contre la réforme des retraites n'ont pas seulement été l'occasion des violences et déprédations d'une marge de black blocs, mais aussi d'un dépassement de la critique politique dans des attaques personnelles et injures, dégradant ainsi le débat public." Terrible réduction du contenu politique d'un mouvement de masse dynamique, joyeux et inventif, porteur d'un horizon social certain, sinon d'un monde nouveau, qui ne pouvait échapper à quiconque ayant participé directement au mouvement.

Confrontée à une "crise de civilisation" et en voie de "désintégration", la société française s'apparente donc selon Edgar Morin à une société en déclin, profondément désespérante. On n'y voit aucun projet politique, aucun agent, capable de porter l'espoir d'un monde meilleur. La "crise française" semble donc servir d'euphémisme soft pour un discours décliniste qui ne dit pas son nom et qui évacue bien des questions politiques brûlantes.

Devant le "nihilisme" et "la folie de la destruction" des émeutiers (pour certains adolescents) de juillet, pas un mot d'Edgar Morin pour souligner l'impossibilité pratique d'une traduction politique de l'émotion qui a saisi les jeunes des quartiers populaires après le meurtre de Nahel. Pas un mot non plus sur l'action politique de masse (grèves, blocages, rassemblements, happenings, manifestations) qui a permis depuis deux siècles de changer le monde, en mieux, et à laquelle la classe dirigeante ne répond que par mépris et répression policière. Pas un mot sur l'autoritarisme présidentiel, ni sur la complicité de l'exécutif avec les extrêmes droites. Pas un mot sur la sortie urgente du capitalisme alors même que "Partout dans le monde, le profit contrôle les Etats et les sociétés, favorisant souvent les dictatures."

Contre la désespérance et la fatalité de ce monde qui court à sa perte et qui veut nous emporter avec lui, celles et ceux qui rêvent d'un monde plus humain et plus juste marcheront ensemble le 23 septembre prochain et démontreront à nouveau en pratique qu'un autre monde est possible.

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