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Billet de blog 10 novembre 2016

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Mélancolies de Stefan Zweig. Mirroirs d'un désarroi libéral/progressiste contemporain

Ce sentiment amer et mélancolique de défaite et de perte qu'a fait naître Trump chez les progressistes nous rapproche-t-il de ce qu'a pu ressentir Stefan Zweig à l'égard de ce "monde d'hier"? Un certain regard rétrospectif semble aujourd'hui révéler le désarroi des élites culturelles libérales et progressistes face à la montée de nationalismes et de néo-conservatismes réactionnaires. Critique.

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Effondrement

Le récit historique de "l'âge des catastrophes" (E. Hobsbawm) que propose  Stefan Zweig (1881-1942) dans Le Monde d'hier. Souvenirs d'un Européen (écrit en 1941-42 en exil au Brésil, publié en 1944) fait l'objet d'une réactualisation sous l'effet des crises profondes qui travaillent les pays capitalistes développés d'Europe et d'Amérique du Nord. Pièces théâtre, colloques, chroniques, films et hors-série insistent tous sur l'actualité de cette oeuvre. L'effondrement de l'Europe libérale en 1914-1945 représente un futur antérieur qui de manière rétrospective "anticipe" la catastrophe imminente qui serait la nôtre tout en faisant écho au déclin du libéralisme dans le corps politique contemporain.

Le récit historique de Stefan Zweig qui est popularisé aujourd'hui fonctionne la plupart du temps de manière apologétique, c'est-à-dire comme un plaidoyer de défense d'un présent imparfait mais si désirable face à l'abîme et l'horreur qui seraient ceux d'une Chute dont les contemporains n'ont pas conscience. Une histoire qui se déroule en trois temps: une belle époque, l'éffondrement puis la guerre et les barbaries modernes que nous connaissons.

Zweig écrit en ce sens de manière nostalgique: "Maintenant que l'orage l'a depuis longtemps fracassé, nous savons de science certaine que ce monde de sécurité n'était qu'un château de nuées. Pourtant, mes parents l'ont habité comme une maison de pierres." Car "[s]ous la surface apparemment paisible, notre Europe était pleine de courants souterrains, menaçants" dont la montée de la "peste nationaliste" et le déclin des "partis libéraux".Aujourd'hui, Trump, Marine Le Pen, Bepe Grillo, Geert Wilders, Viktor Orban, Vladimir Poutine sont autant de symptômes de changements souterrains de même nature.

La conclusion politique de cette lecture du passé et du présent est l'apologie de l'ordre existant des choses. "L'Europe de ces dernières années est sans doute médiocre. (...) Mais elle reste à ce jour un modèle insupassé de relations entre Etats démocratiques" soutient par exemple Alain Franchon dans Le Monde du 23 septembre. Dans un autre registre, une dépêche AFP, signalée dans le billet de Maurice Ulrich de l'Humanité (10-13 novembre 2016) faisait mention des socialistes qui espéraient "un effet Trump positif pour 2017" et un "proche de François Hollande expliquait quelques jours avant l'élection américaine qu'une victoire de Donald Trump serait politiquement favorable non seulement à Marine Le Pen mais peut-être également à la gauche, qui serait ainsi poussée à se rassembler" autour du candidat socialiste aux élections présidentielles, colmatant au passage les brèches printanières dans l'hégémonie historique d'un PS social-libéral parmi les gauches françaises.

Désarroi

Ce que l'apologie libérale de l'ordre établi partage également avec S. Zweig aujourd'hui, c'est aussi un désarroi stratégique quant à la politique à suivre pour défendre la démocratie moderne. Jean-Claude Juncker, le très libéral président de la Commission européenne, expliquait le 16 septembre dernier à Bratislava, lors d'un sommet européen appelé à faire face au retrait britannique, que l'Union européenne traverse aujourd'hui "une crise existentielle".

Outre le constat, aucun horizon véritable, aucun projet politique cohérent en réponse à la "peste nationaliste". En somme, les classes dirigeantes des pays capitalistes développés en Europe semblent se résigner à la montée des périls comme si elles se trouvaient face à une loi implacable de "l'Histoire". Droites et gauches manipulent, détournent et usent de la montée des extrêmes droites comme un levier parmi tant d'autres d'un air du temps nationaliste à l'échelle de l'Europe. S. Zweig observait en ce sens: "Cela reste une loi immense de l'histoire qu'elle interdit précisément aux contemporains de discerner dès le début les grands mouvements qui déterminent leur époque" (souligné par nous).

L'analogie des années trente, des totalitarismes, de la barbarie moderne des deux guerres mondiales et d'une civilisation libérale-démocratique déclinante est un appel à la raison, à la sagesse, à la modération, contre les déraisons des "extrêmes". Stratégie du "juste milieu" qui se traduit par ces passions tièdes qui font le bon épargnant, doublure de l'électeur du "moins pire", à défaut de pouvoir nourrir un imaginaire et une "économie émotive"(Sophie Wahnich) démocratiques. Un juste milieu qui est incarné aujourd'hui par le projet politique de l'Union européenne et qui non seulement échoue manifestement depuis la fin des années 1990 à combattre l'extrême droite nationaliste, mais contribue à la nourrir. L'usage libéral de ce passé sombre de la "guerre civile européenne" de 1914-1945 (Enzo Traverso) pose donc des interdits, pointe du doigt les façons de penser et d'agir qu'il ne saurait être question de tolérer parce qu'intolérantes, sans jamais toutefois ouvrir une perspective d'action et de passion pour une vertu démocratique.

Impénsés

Si l'on veut sortir des impasses de la déploration nostalgique dans lequelles les gauches sont empêtrées (cf. Philippe Corcuff) et d'une mélancolie contemplative et anesthésiante de la catastrophe qui vient, il est nécessaire d'aiguiser la critique des schémas de pensée libéraux/progressistes de l'analogie historique avec "l'âge des catastrophes".

En premier lieu, celui du projet politique européen. Lorsque Zweig parle de "notre Europe", ou lorsqu'il écrit "nous savons que...", le sujet politique du "nous" n'est pas en réalité "les Européens" ou les "peuples européens". Ce "nous" est celui de la bourgeoisie: libérale, cultivée et cosmopolite, la bourgeoisie européenne de la Belle époque et de l'entre-deux-guerres. L'attachement affectif à "la civilisation" de ses contemporains variait suivant les classes, les groupes sociaux, les peuples. Si les dominants y ont été rétrospectivement attachés de manière très forte, sûrs d'eux-mêmes avec la foi dans le progrès, la science et la civilisation bourgeoise d'avant 1914, la plupart des classes et des peuples subalternes et dominés, en Europe et outre-mer, n'en ont pas eu la même expérience ni dans le vécu ni dans leur regard rétrospectif.

Mutatis mutandis, ce "monde de sécurité" dont parlait S. Zweig et qui menace de s'effondrer à nouveau aujourd'hui est sans doute plus proche de l'expérience vécue des cadres supérieurs, de ceux disposant d'un capital économique et/ou culturel important et des classes supérieures hypermobiles, plutôt que des vécus des classes ouvrières et populaires contemporaines précarisées, paupérisées, mises en concurrence  et exploitées, ghéttoïsées en partie et surveillées. Ce "monde de sécurité" est aujourd'hui vécu dans les nations impériales en déclin comme une "insécurité culturelle" permanente dans les groupes sociaux ayant hérité d'une identité collective cultivant leur supposée supériorité vis-à-vis des autres. Insécurité culturelle illustrée par la thématique du "grand remplacement" dans l'extrême droite française, qu'il s'agit pour eux d'éradiquer par une logique d'épuration d'un corps politique corrompu.  Enfin, ce "monde de sécurité" n'a pas la même signification au Sud de l'Europe ou le long du Danube qu'en Europe du Nord-Ouest, ce que n'ont pas manqué de révéler les guerres de l'ex-Yugoslavie dans les années 1990.

Ensuite, l'impasse du "modèle libéral démocratique" apparaît comme un corollaire de l'arrimage de la démocratie moderne au marché néolibéral. Or, la "démocratie de marché" s'avère être une contradiction de principe. Contre la globalisation marchande du capital, les mouvements sociaux et le nouvel internationalisme des Forums sociaux avaient proclamé leur indignation: "le monde n'est pas une marchandise". Au fatalisme thatchérien du "there is no alternative", les mêmes avaient proclamé qu' "un autre monde est possible". Contre la privatisation du monde, les gauches radicales et les mouvements sociaux avaient défendu les communs. Contre les lois sécuritaires liberticides, l'exercice autoritaire du pouvoir et le mépris de l'Etat de droit, la société civile démocratique s'est portée tout au long des vingt dernières années à la défense des libertés et de la citoyenneté démocratiques. Force est de constater aujourd'hui que le principe démocratique est menacé directement par deux pôles différents: d'une part le néolibéralisme; d'autre part les nationalismes autoritaires et néo-conservateurs. Dans les deux cas, l'économie capitaliste demeure un horizon indépassable partagé, alors qu'on évoque de plus en plus une transition de la démocratie vers la "post-démocratie".

Enfin, la défense du principe démocratique nécessite la réactivation des passions et des affects démocratiques. La passion pour la vérité par exemple. Fondement de lutte contre les extrêmes droites au moment de l'Affaire Dreyfus, la vérité, établie, débattue, partagée dans l'espace public est au coeur du journalisme socialiste d'un Jaurès par exemple lors de la fondation de l'Humanité (1904) ou encore dans Les Preuves (1898). Au lieu d'une telle passion, les gauches aujourd'hui entretiennent trop souvent un discors moralisateur ancré dans la déploration de ce que font leurs adversaires. De la même manière, la haine et la détestation des inégalités et des injustices de classe, de genre, de discrimination devraient être réarticulées et réinventées dans les pratiques politiques des gauches aujourd'hui, en lien avec l'amour de l'égalité et de la fraternité. Refonder de telles économies émotives au sein des radicalités démocratiques constitue peut-être une perspective stratégique à explorer face à la (dé)raison du monde contemporain.

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