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Billet de blog 11 novembre 2024

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Trump : désespoir de l'espoir

Il n'y a pas de happy end à l'espoir. Il n'y a qu'un refus de ce qui nous désespère. Comme dans un film de Ken Loach. 

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"Stupeur, indignation et désespoir"

La formule de l'historienne américaine Joan W. Scott (Libération du 9-10-11 novembre) saisit les émotions politiques qu'on ressent à gauche suite à la victoire électorale de Donald Trump, candidat républicain ayant endossé les habits d'un nouveau fascisme qui ne dit pas son nom. Les résultats de l'élection présidentielle aux Etats-Unis ont donc ouvert un moment d'affliction, celui d'une "peine profonde", d'un "abattement à la suite d'un coup du sort, d'un grave revers" (Le Nouveau Petit Robert). 

Que peut-on en faire ? La question se pose aujourd'hui ; mais elle s'est posée hier et se posera aussi demain car la période actuelle est caractérisée par les régressions sociales et politiques. 

Pendant longtemps, à gauche, il n'était pas question de parler d'émotions politiques. L'impératif stratégique du devoir, le refus viriliste d'une prise en charge des émotions et l'influence d'un socialisme "scientifique" ont pendant longtemps ôté toute possibilité d'envisager les émotions politiques dans l'expérience collective des gauches. Ce refus du "sentimentalisme" a été relégué au XXe siècle alors que les mouvements sociaux au XXIe siècle ont fait des émotions vécues une composante essentielle du politique.

Que faire donc de notre désespoir face à Trump et plus largement des émotions politiques ? Au lieu de les dénier, lorsqu'elles sont affligeantes, ou de les valoriser, lorsqu'elles sont joyeuses, il est possible de les analyser dans une visée de connaissance critique et donc, potentiellement, de liberté à l'égard des illusions qu'elles portent en elles. Illusion du "tout va mal" typique de l'affliction ou illusion du "tout est possible" typique de l'euphorie des grands mouvements sociaux. 

Madeleine Riffaud

Le hasard du décès de Madeleine Riffaud le mercredi 6 novembre m'a fait découvrir l'extrait d'un de ses poèmes dans Libé du 8 novembre après avoir lu, désespéré et consterné, des articles sur la victoire de Trump. (N'est-ce pas d'ailleurs un sublime acte de résistance de Madeleine Riffaud que sa disparition le jour même où l'on apprenait en France la victoire de l'intolérable aux Etats-Unis ?)

"Sur les murs, il y a des cris/Des mots gravés avec un clou./Oh désespérés, ou espoir fou/De ceux qui sont morts avant moi.../Je sens bien qu'ils sont encore là/Autour de moi, et me regardent/Leurs yeux s'allument quelques fois/Dans le noir comme dans les étoiles./Et ma tête s'appuie/A leurs épaules d'ombre."

Ce poème intitulé "Mitard" est écrit par Madeleine Riffaud dans la prison de Fresnes où elle est détenue et torturée par la Gestapo au début d'août 1944, après avoir tué un officier allemand. Elle l'écrit dans les marges d'un exemplaire de l'Imitation de Jésus-Christ. Elle attend son exécution, s'y prépare.

(Dés)espoir

Ce qui frappe dans ce poème est le lien entre espoir et désespoir. C'est un lien vécu, fruit de l'expérience intime de Madeleine Riffaud dont les vers sonnent comme un cantique des résistant·es. "Oh désespérés, ou espoir fou" : désespoir et espoir s'entremêlent. Alors que notre raison les oppose de façon formelle, l'un et l'autre s'excluant mutuellement, ce vers de Madeleine Riffaud établit une homologie qui semble témoigner également de son propre étonnement face à une telle découverte. L' "espoir fou" des résistant·es ne serait donc pas étranger à leur désespoir. Au lieu d'une opposition formelle, leur relation gagne à être pensée de façon dialectique, c'est-à-dire en envisageant l'unité dynamique des contraires. 

Illustration 1
Estampe de 1789, "Les Dames de Paris Allant à Versailles", en référence aux journées révolutionnaires des 5 et 6 octobre 1789. Source: www.gallica.bnf.fr © Anonyme

Une telle relation dialectique entre désespoir et espoir éclaire autrement les dynamiques des émotions politiques. Les femmes des Halles et du faubourg Saint-Antoine se rendant à Versailles le 5 octobre 1789 n'étaient-elles pas désespérées, confrontées qu'elles étaient à la cherté du pain et à la faim qui les faisait souffrir elles-mêmes et leurs familles ? N'étaient-elles pas animées tout autant d'un espoir de pouvoir améliorer leur sort en allant à Versailles pour ramener le roi à Paris ? Les gilets jaunes n'ont-ils pas fait trembler la classe dirigeante par désespoir, alertant le pays avec leur gilet pour rendre visibles leur vulnérabilité et leur détresse, tout autant que par l'espoir, l'attente d'un avenir meilleur ?

En fin de compte, ce que nous nommons espoir n'est-il pas un refus radical, c'est-à-dire une négation, de ce qui nous fait désespérer, de ce qui nous afflige ?

Si on met de côté la question du nombre, c'est-à-dire l'aspect social, collectif, des croyances politiques sur ce qui est et sur ce qui vient, si on examine strictement ce qui fonde l'espoir en lui-même, on trouvera toujours un acte de volonté, conscient ou inconscient, qui malgré toutes les déterminations sociales et historiques constitue son origine ontologique ou métaphysique, ce que Cornelius Castoriadis nommait L'institution imaginaire de la société.

Ainsi, il y a, au commencement donc, ce refus : un grand non indigné qui surgit en nous pour barrer la route à l'intolérable, c'est-à-dire à ce qui produit peine et désespoir. De ce qui nous fait désespérer, nous construisons donc, par négation, nos espoirs, nos attentes, notre horizon, et ces émotions politiques sont sans cesse actualisées au fil des événements intimes et collectifs, des séquences politiques et de la lutte. Il nous appartient donc de décider ce que nous pouvons faire de ce qui nous désespère, en expérimentant, en bricolant, en se projetant.

S'appuyer

Un autre passage du poème de Madeleine est d'un grand intérêt pour prendre en charge notre affliction aujourd'hui. Les deux vers où elle écrit : "Et ma tête s'appuie/A leurs épaules d'ombre." Affligés, nous pouvons tou·tes appuyer nos têtes sur des "épaules d'ombre", illustres ou anonymes, qui comptent pour nous, pour reprendre des forces, puiser de l'espoir et des lumières : "Leurs yeux s'allument quelques fois/Dans le noir comme dans les étoiles." 

Mysticisme diront certains. Soit. Il est utile de rappeler toutefois que le même reproche positiviste était fait à Walter Benjamin en son temps par le marxisme "orthodoxe". Pour Benjamin, la révolution sociale était affaire de mémoire : "Le passé apporte avec lui un index temporel qui le renvoie à la délivrance. Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur terre, nous avons été attendus." (IIe thèse sur l'histoire de Benjamin, cité par Daniel Bensaïd, Walter Benjamin. Sentinelle messianique, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 52).

Attendus par les vaincu·es et les opprimé·es des siècles passés. Ils ont vécu la même déception, la même mélancolie tant et tant de fois, face à la mécanique sourde et inexorable de la domination du capital, de l'Etat, du patriarcat, des empires coloniaux. Leurs luttes, leurs rêves et leurs espoirs soutiennent les nôtres et leur salut dépend de nous, de nos espoirs, de nos rêves, de nos luttes.

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