
Agrandissement : Illustration 1

Parmi les intellectuels du monde anglo-saxon les plus cités dans le monde, il en est deux en particulier qui se sont attachés à saisir à partir des années 1990, sous des angles différents, la nature des conflits et de l'instabilité chronique qui bouleverse le monde depuis la fin de la guerre froide. Il s'agit de David Harvey, géographe "radical", et d'Eric Hobsbawm, historien (voir ici un portrait biographique de son oeuvre publié par les Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique en 2013 par François Jarrige). Tous deux sont marxistes, de manière différente. The New Imperialism (2003) de David Harvey ainsi que sa Géographie de la domination (2008) actualisent le concept d'impérialisme capitaliste dans le contexte du début du XXIe siècle.

Parallèlement, Hobsbawm fournit dans Globalization, Democracy and Terrorism (2007) et dans un article aux Actes de la recherche en sciences sociales (1993), intitulé "Qu'est-ce qu'un conflit ethnique?", des outils féconds pour penser l'impérialisme aujourd'hui et le caractère ethnique de plusieurs conflits et tensions du monde contemporain.
Ci-dessous un inventaire de certaines ressources importantes dans ces travaux pour mieux comprendre la conflictualité internationale contemporaine et la guerre en cours en Syrie.
La fin des empires
En dépit des projets impériaux des Etats-Unis et d'autres puissances mondiales, l'analyse historique sur la longue durée des XIXe et XXe siècles montre, selon Hobsbawm, que l'idée d'un "retour au monde des empires du passé" n'a aucun avenir et qu'elle est une impasse stratégique. Cela tient d'une part à un manque de légitimité de ces projets impérialistes, comme l'a montré la guerre américaine en Irak. Mais c'est aussi dû au fait que la "modernisation" ou le "développement" des pays périphériques ne passe plus obligatoirement par leur "occidentalisation" ou leur "américanisation" comme cela pouvait être le cas avant 1973. Le développement capitaliste aujourd'hui est tout autant chinois, indien, brésilien, russe ou bien qatari qu'américain, japonais ou britannique.
Parallèlement, le début du XXIe siècle témoigne non pas d'un "nouvel ordre mondial" sous hégémonie américaine comme le pronostiquait George Bush et ses partisans en 1991 mais d'un désordre mondial grandissant, lié notamment à un empire américain déclinant. Ce dernier jouit d'une prédominance militaire et technologique mondiale qui est écrasante par rapport à tous ses rivaux, mais son poids économique se réduit et, malgré ses vastes ressources d'Etat-continent et son soft power culturel, il semble que la puissance des Etats-Unis, argumente Hobsbawm, poursuive un projet impérial illimité et planétaire, ce qui est source de nombreux problèmes et faiblesses.
Guerre/instabilité/violence
Les relations internatonales de la période actuelle - celle qui s'est ouverte depuis la fin de la guerre froide - sont condamnées à rester instables et marquées par la récurrence de conflits et la diffusion de la violence à une échelle importante. Hobsbawm suggère cinq facteurs interdépendants de cette instabilité chronique:
- l'accélération de la mondialisation capitaliste et le maintien du politique dans le cadre national;
- l'effondrement du monde bipolaire de la guerre froide et l'affirmation de nouveaux centres et de nouvelles puissances mondiales;
- la prolifération nucléaire et la diffusion d'armements à grande échelle à partir de la fin de la guerre froide;
- la crise de l'Etat national moderne et le retournement de la dynamique de longue durée qui a construit le monopole étatique sur les moyens de coercition et de violence;
- des catastrophes humaines de masse comme des flux de réfugiés, des génocides et des massacres "d'épuration ethnique", ou encore des famines, qui ont des effets déstabilisateurs sur plusieurs pays d'une région ou du monde.
Conflits ethniques
L'ethnicité renvoie à l'identité qu'un groupe s'attribue (avec un nom) pour se distinguer politiquement et/ou territorialement d'autres groupes qui ont aussi un nom. Par exemple: en Israël, Séfarades, Ashkénazes, Falashas et d'autres se distinguent en tant que Juifs des Musulmans, des Gréco-catholiques ou des Druzes qui sont perçus politiquement comme des Arabes ou des Palestiniens. A la différence de l'imaginaire national du XIXe siècle en Europe qui était unificateur tout en s'appuyant sur des éléments d'identification ethnique, l'éthnicité se distingue à notre époque par l'identification et la valorisation de caractéristiques qui divisent et qui excluent plus qu'elles ne rassemblent des populations.
Il est possible de classer les conflits ethniques suivant trois différents types: la volonté de sécession ethnique (comme la revendication d'une indépendance kurde par exemple), la volonté d'éliminer le pluralisme ethnique d'un Etat et d'aboutir à un corps politique "homogène" (supposé ou réel) comme dans le cas de la persécution des Yezidis chrétiens par le groupe Etat islamique, les tensions et conflits ethniques entre groupes ethniques/confessionnels/communautaires pour le contrôle de ressources appartenant à un Etat commun à tous.
Quant aux caractéristiques des conflits ethniques, ils se singularisent par l'absence de cadre institutionnel, comme nous le montre aujourd'hui la guerre en Syrie. Les conflits ethniques ne sont pas des conflits menés d'Etat à Etat mais des conflits qui font fi des frontières, des lois de la guerre, prenant des allures de guerre civile imprévisible et volatile, plus cruelle et plus terrifiante que les guerres classiques. Par le biais des diasporas, les conflits ethniques ont un impact transnational par définition. Leur essor est également lié au déclin et la crise des institutions des modes d'organisation politiques hérités du XXe siècle, notamment l'Etat-nation et le mouvement ouvrier.
Le nouvel impérialisme
David Harvey cite Hannah Arendt à propos de l'impérialisme comme souce de tyrannie politique: "Empire abroad entails tyrrany at home", soit "l'empire à l'étranger comporte la tyrannie chez soi". Dans The New Imperialism, il reprend la concept de l'impérialisme moderne, hérité de la tradition marxiste, pour tenter de l'actualiser en le frottant aux faits nouveaux de la mondialisation capitaliste du XXIe siècle. L'impérialisme capitaliste est ainsi défini comme une fusion contradictoire du processus d'accumulation et de circulation du capital par ses réseaux mondiaux avec la logique de la puissance de l'Etat et de l'empire par l'organisation géopolitique des territoires. Logique territoriale/étatique et logique réticulaire des flux se combineraient donc dans ces projets d'expansion impériale qu'a incarné l'administration américaine de George W. Bush au cours des années 2000.
Alliances de classes régionales
Dans le débat au sein des gauches sur la Syrie l'anti-impérialisme et le campisme ont été utilisés pour justifier une ligne politique pro-Assad, les tenants d'une ligne internationaliste de soutien à la révolution démocratique syrienne (à ne pas confondre avec les forces contre-révolutionnaires islamistes) n'ont pas su ou pu actualiser leur analyse politique du conflit en cours à l'aide des outils appropriés. L'un de ces outils qui permet de penser la géopolitique régionale tout en maintenant une analyse des conflits politiques et les luttes des classes depuis le début les débuts de la révolution syrienne est celui des "allianes de classes régionales" tel que construit par David Harvey initialement pour penser la régionalisation du capitalisme mondial (Union européenne/Alena/Mercosur, etc.) dans Spaces of capital (2001).
Il écrit:
"Je m'efforcerai de montrer que les alliances de classes régionales, qui sont plus ou moins confinées dans les limites d'un territoire et habituellement (mais pas exclusivement) organisées par le biais de l'Etat, constituent une réponse inévitable à la nécessité de défendre les valeurs investies, ainsi qu'une cohérence régionale structurée achevée. Une alliance peut également favoriser le développement de l'accumulation dans ladite région. Mais je montrerai aussi que ces alliances sont nécessairement instables. Elles sont incapables de contenir les forces qui génèrent les crises et intériorisent les divisions de classes potentiellement explosives. Leurs frontières sont de plus extrêmement poreuses et modifiables.
"Les différentes fractions du capital et du travail ont des intérêts différents, qui dépendent de la nature des actifs qu'elles contrôlent et des privilèges qu'elles possèdent. Certaines se prêtent plus facilement que d'autres à des alliances de classes régionales. Ceux qui ont le pls à gagner sont les propriétaires fonciers, les développeurs et les constructeurs, les créanciers hypothécaires, et les fonctionnaires d'Etat. Les secteurs de la production qui ne peuvent se déplacer facilement (parce qu'ils emploient du capital fixe, ou à cause d'autres contraintes spatiales) auront tendance à passer des alliances et seront tentés ou forcés d'acheter la paix locale en faisant des compromis sur les salaires et les conditions de travail. Les fractions du travail qui, par leurs luttes ou par pénurie, sont parvenues à s'assurer des îlots de privilèges au milieu d'un océan d'exploitation seront tout aussi disposées à rallier la cause de l'alliance afin de préserver leurs acquis. (...) L'expérience montre qu'une économie régionale organisée efficacement (cette cohérence structurée dont nous avons parlé), et munie d'infrastructures sociales et physiques adéquates, peut avoir des effets globalement bénéfiques. Le dynamisme communautaire et régional fait partie intégrante du jeu, car tous les acteurs de l'alliance cherchent à capter et à conserver les bénéfices résultant d'une canalisation des flux de capital et de force de travail sur le territoire qu'ils contrôlent. En tant qu'idéologie de l'alliance, la lutte pour la solidarité communautaire, régionale ou nationale peut soutenir, reconstruire, ou parfois même (comme on le voit, à mon sens, aux Etats-Unis) créer de toutes pièces des cultures et traditions locales et régionales. (...)
"Il en résulte une alliance de classes régionale qui s'appuie généralement sur l'appareil d'Etat, s'implique dans l'enthousiasme communautaire et recherche la solidarité communautaire ou nationale comme un moyen de promouvoir et de défendre au sein d'un territoire un amalgame d'intérêts de classes ou de fractions très diverses. La concurrence spatiale entre les localités, les villes, les régions et les nations prend une signification nouvelle à mesure que chaque alliance régionale cherche à capter et à conserver les bénéfices réalisés dans la compétition avec les autres. Les luttes de classes globales se dissolvent donc sous nos yeux en une multitude de conflits interterritoriaux. Lénine avait raison.
"Mais toute alliance de classes régionale voit sa stabilité remise en question par les processus mêmes qu'avait si bien décrits Marx." (Citation tirée de D. Harvey, Géographie de la domination, Les Prairies ordinaires, 2008, p. 97-100.)
Syrie
Tous les observateurs du conflit en cours en Syrie depuis le déclenchement d'une révolution démocratique en 2011 s'accordent à reconnaître son caractère complexe et déroutant. Plusieurs formes de conflictualité s'y développent, s'interpénètrent et se combinent en de nouvelles formes de la guerre. Les mots pour le décrire nous manquent littéralement. Guerre civile? Mais tous les commentateurs soulignent ses aspects internationaux. Guerre froide et indirecte de grandes puissances par acteurs interposés? Mais cela occulte les dimension proprement nationales, ethniques et politiques de la guerre en cours. Guerre entre Etats? Mais il n'est question que de "groupes armés", de "milices" et de "groupes rebelles" pour désigner les belligérants. Conflit "ethnique"? Sans doute, avec une mobilisation de l'ethnicité à la fois par le groupe Etat islamique et d'autres groupes djihadistes mais aussi par le régime de Bashar Al-Assad lui-même, se montrant comme le seul défenseur des minorités ethniques syriennes. Conflit religieux entre "l'arc chiite" et les puissances sunnites du Golfe persique? Derrière l'apparence de la religion, il y a dans cette opposition une illustration bien profane de ces alliances de classes régionales dont parle David Harvey et des dimensions ethniques du conflit en cours. Guerre des civilisations disent enfin certains qui ne disent ainsi que leur ethnocentrisme épistémologique et leur projet politique nationaliste.
Les militaires sont toujours en retard d'une guerre dit-on souvent pour souligner l'inactualité des catégories de pensée des états-majors par rapport aux formes de la guerre qui les dépassent. Cela est aussi vrai pour les sciences sociales qui tentent de comprendre