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Billet de blog 20 août 2017

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Mémoires introuvables des révolutions

La fin d'une époque, d'un cycle: 1989 qui met fin au «court vingtième siècle» commencé par la Première Guerre mondiale et la révolution russe. Une fin de l'histoire qui aurait effacé de la conscience contemporaine ce siècle «de guerres et de révolutions». Et pourtant, les mémoires subalternes ont probablement subi moins d'altérations que le regard académique/scolastique ne le voudrait.

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Statue soviétique déboulonnée et conservée au Parc des arts, Moscou. © Dimitris Fasfalis

Il est convenu, depuis la chute du mur de Berlin, de décrire la conscience historique contemporaine comme une conscience marquée du sceau de la défaite des révolutions et des luttes d'émancipation du XXe siècle. Cela semble admis dans l’œuvre d'intellectuels aussi différents que François Furet, Eric Hobsbawm, Daniel Bensaïd et Enzo Traverso. Selon cette vision, le corollaire mémoriel de cette défaite historique serait l'effacement des mémoires révolutionnaires au profit d'une amnésie présentiste ou bien d'une mémoire mélancolique centrée sur les victimes des catastrophes et tragédies du siècle dernier.

Dans ce nouveau paysage des mémoires contemporaines, il n'y aurait plus de place pour ces sujets politiques autonomes qui jadis étaient pensés et vécus comme des agents historiques de l'émancipation (prolétaires, paysans, peuples dominés, femmes, nationalités opprimées). A la place de ceux qui faisaient l'histoire, on trouve aujourd'hui la figure de la victime, c'est-à-dire ceux qui ont subi les tragédies du siècle. La stupeur et l'effroi suscités par les attentats terroristes du XXIe siècle ne seraient pas étrangers à cette reconfiguration de la conscience historique contemporaine selon Enzo Traverso.

Ce dernier écrit en 2009: "Nous sommes entrés dans le XXIe siècle sans révolutions, sans prise de Bastille ni assaut du Palais d'hiver. Nous avons eu droit, en revanche, à leur succédané effrayant avec les attentats du 11 septembre 2001 contre les tours jumelles de New York et le Pentagone, des attentats qui n'ont pas propagé l'espoir mais la terreur. Mutilé de son horizon d'attente et de ses utopies, le XXe siècle se révèle, à un regard rétrospectif, comme un âge de guerres, de totalitarismes et de génocides. Une figure auparavant discrète et pudique s'est imposée au centre du tableau: la victime. Massives, anonymes, silencieuses, les victimes ont envahi la scène et dominent désormais notre vision de l'histoire. (...) La mémoire du Goulag a effacé celle des révolutions, la mémoire de la Shoah a remplacé celle de l'antifascisme, la mémoire de l'esclavage a éclipsé celle de l'anticolonialisme; tout se passe comme si le souvenir des victimes ne pouvait coexister avec celui de leurs combats, de leurs conquêtes et de leurs défaites." (Enzo Traverso, L'histoire comme champ de bataille, La Découverte, 2012, p. 264-265).

On peut légitimement s'interroger dans quelle mesure ce constat est socialement situé et, par conséquent, limité. A adopter ce point de vue sur l'effacement des mémoires révolutionnaires ne risque-t-on pas d'adopter ce qui ne pourrait être, après tout, qu'un point de vue (pessimiste) sur le siècle écoulé en provenance d'élites intellectuelles des gauches ayant subi une défaite historique de leur projet politique? Qu'en est-il des mémoires des révolutions passées dans les classes subalternes? Permettent-elles de valider l'effacement mémoriel des révolutions que décrit E. Traverso?

L'essor des memory studies permet d'enrichir et d'approfondir l'analyse des mémoires contemporaines, en lien avec ces questions. Philippe Joutard offre des outils importants pour penser ces problématiques dans Histoire et mémoires, conflits et alliance (La Découverte, 2013, 341 pages).

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Couverture du livre Histoire et mémoires de Philippe Joutard, La Découverte, 2013.

Historien spécialiste des Camisards et de l'histoire orale, P. Joutard formule une critique importante concernant les limites de nombreux travaux sur la mémoire: leur manque de profondeur sociale ou bien leur limitation aux sources écrites officielles. "Qu'il le veuille ou non, l'historien a les plus grandes difficultés à se séparer du pouvoir et des élites, particulièrement en France, ne serait-ce qu'en raison de la nature de la plupart des sources écrites, y compris aujourd'hui dans l'étude de la mémoire. Il lui paraît plus facile et plus habituel de percevoir la mémoire officielle, dominante, celle, très visible, qui s'inscrit dans l'espace ou le temps. Mais quelles sont l'efficacité ou la profondeur de la réception? Dans quelle mesure peut-on parler d'une mémoire partagée en tenant compte des divers groupes qui composent une société?" (P. Joutard, Histoire et mémoires, conflits et alliance, La Découverte, 2013, p. 271.)

Cela pose donc la question de l'échelle pertinente et des sources pour saisir les mémoires subalternes. L'oralité semble être un trait spécifique de ces dernières. Prenons par exemple cette militante associative des quartiers nord de Marseille qui raconte à Carmen Castillo dans On est vivants (2015) comment son père lui racontait les histoires des grands dirigeants de l'anticolonialisme, celles des Nasser, du FLN, de Nehru, etc. Ce paysage mémoriel fragile et singulier ne laisse que très peu de traces sur son temps et son espace; il n'accède pas à l'espace public et ne laisse pas d'empreinte sur le temps social puisqu'il demeure trop souvent cantonné à l'échelle de l'individu et de ses proches. Une telle mémoire est pourtant partagée par des milliers, des millions d'autres, sans pour autant que cela s'exprime publiquement en tant que mémoire commune de groupe. Elle n'accède pas au statut de mémoire collective ou de contre-mémoire de vaincus. Pour cela, une médiation politique semble nécessaire, par la constitution d'organisation parlant au nom de ce groupe, en partant de son expérience et de sa mémoire spécifique. Seule une attention aux plis et à l'épaisseur de l'histoire des classes subalternes, à la manière de la microstoria qui cherche à retrouver le sens propre aux vécus singuliers au sein d'une époque plus large, peut permettre de sonder et saisir ces mémoires fragiles.

D'autre part, l'expression de ces mémoires subalternes semble exister comme potentialité pour s'exprimer dans les situations de lutte et de crise. Un exemple tiré de l'expérience des mouvements sociaux: une jeune étudiante de l'université Paris 1 prend la parole dans une AG pendant le mouvement contre le CPE au printemps 2006. Elle explique, contre le pessimisme de plusieurs autour d'elle, qu'il ne faut pas se décourager et que "le peuple" soutiendra le mouvement contre le gouvernement, car "le peuple ça existe" et qu'elle en sait quelque chose puisque son grand-père a fait la Résistance. Entre les lignes de ces propos, il y a bien une mémoire qui nourrit de sens une action politique au présent. Elle ne s'est exprimée toutefois que de manière exceptionnelle, de manière furtive et informelle, sans rituel ou solennité, contrairement au cérémonial religieux propre aux mémoires officielles orchestrées par l’État.

En somme, les mémoires subalternes gardent une autonomie que le monopole étatique des biens symboliques ne peut atteindre. De plus amples recherches seraient nécessaires, comme le suggère P. Joutard, pour parvenir à saisir les mémoires des anonymes qui n'apparaissent en temps normal dans les archives officielles que par leur état civil, à la naissance, à leur mariage et leur décès. Les révolutions du XXe siècle n'occupent plus le devant de la scène des mémoires des élites intellectuelles  comme elles ont pu le faire dans "les années 68" ou encore pendant l'antifascisme des années 1930 et 1940. Renouer avec les mémoires fragiles et singulières des révolutions du XXe siècle apparaît donc une tâche politique nécessaire pour "renouer le fil" (Daniel Bensaïd) avec l'émancipation, en cheminant au sein des mémoires marranes des classes subalternes.

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