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Billet de blog 20 février 2017

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Faim de progrès. L'omniprésence de la faim à l'ère préindustrielle

Pour la majeure partie de l'histoire humaine, la faim et la malnutrition ont été des traits inhérents de l'existence humaine. Malgré des différences profondes et une inégalité dans leur aptitude à satisfaire les besoins alimentaires de leurs membres, toutes les sociétés préindustrielles ont vécu en effet sous la menace d'être à court de vivres pour leurs populations.

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Un milliard d'hommes pris au piège de la faim, début du XXIe siècle. Données de la FAO. © Dimitris Fasfalis

Notre étonnement devant ce fait n'est qu'un indice révélateur de l'ampleur des transformations socio-économiques des deux derniers siècles. Aujourd'hui, la critique du productivisme agricole et industriel est partagée à tel point qu'il sembledifficile de prendre la mesure des progrès accomplis par le développement du capitalisme dans le monde. A regarder l'histoire de la faim dans le monde sur la longue, très longue durée, il redevient possible de saisir ces progrès.

De la révolution néolithique (10 000 – 7 000 ans av. J.-C) jusqu'à la révolution industrielle du XIXe siècle, une des thématiques revenant sans cesse dans les sources historiques parvenues jusqu'à nous est le rêve d'un âge d'or d'abondance alimentaire. La présence répétée de cet élément de l'imaginaire traduit vraisemblablement une préoccupation sociale majeure. L'Odyssée d'Homère (datant du VIIIe siècle av. J.-C.) en fournit un exemple illustrant l'imaginaire qui prévaut en Grèce au cours des âges obscurs.

« Le cœur triste nous reprenons la mer et parvenons au pays des Cyclopes, brutes sans foi ni loi. Faisant confiance aux Immortels, ils ne plantent pas de plantes de leurs mains et ne labourent pas. Tout pousse sans semailles et sans labour: froments, orges, vignes portant le vin, lourdes grappes que grossit pour la pluie de Zeus. (…) Cette île ne connaît ni le bétail ni l'araire, sans semailles et sans labour, vide d'humains toute l'année, elle n'est qu'un pâtis pour les chèvres bêlantes. » (Austin et Vidal-Naquet, 1972, 2007, p. 228-229)

Hésiode évoque lui aussi le même thème aux environs de 700 av. J.-C. en Béotie. Les Travaux et les Jours mentionnent un âge d'or où « la terre donneuse de blé » produisait elle-même une récolte abondante. Séparés de cet âge d'or, les contemporains de l'auteur n'ont qu'un remède face à la menace de la faim, à savoir le travail de la terre.

« Souviens-toi toujours de mon conseil: travaille, Persès [frère d'Hésiode], divin rejeton; que la faim te haïsse et que t'aime la vénérable Déméter à la belle couronne, qu'elle emplisse ta grange de ce qu'il faut pour vivre. La faim accompagne partout l'homme qui ne fait rien [souligné par nous]. (…) Fais soigneusement et avec coeur les travaux nécessaires pour que tes granges soient pleines, à la saison, de ce qu'il faut pour vivre. » (Austin et Vidal-Naquet, 1972, 2007, p. 200-201)

Si l'on quitte la Grèce archaïque (VIIIe – VIe siècle) pour passer à l'Occident médiéval, on retrouve le même rêve d'abondance et une faim omniprésente. En témoigne ce miracle alimentaire du Roman de Renart où la faim est à l'origine de toutes les ruses de Renart, sa famille et ses compagnons. « Tous deux s'en furent par un sentier, prêts l'un et l'autre à défaillir, tant ils avaient grande et dure faim. Or, par merveilleuse aventure, ils trouvèrent une belle andouille sur le bord des chemins... » (Le Goff, 1964, 2008, p. 206)

Ce monde tiraillé par la faim trouve son explication dans les crises frumentaires et démographiques qui secouent périodiquement les sociétés préindustrielles. Le schéma de ces dernières se reproduit plus ou moins de la même manière un peu partout. A l'origine de ces crises, une mauvaise récolte qui fait suite à une sécheresse, des inondations, un tremblement de terre, des cyclones, ou encore une épidémie. La mauvaise récolte ne fournit pas suffisamment de nourriture aux communautés villageoises qui travaillent la terre: les paysans ne parviennent pas à faire la « soudure » entre deux récoltes et les céréales commencent à manquer pour se nourrir. La mauvaise récolte se transforme alors en disette qui à son tour provoque la cherté des grains. Dans les villes, le prix du pain grimpe en flèche et les pauvres ne parviennent plus à se nourrir. La traduction démographique de ces crises d'ancien régime est un pic de la courbe du taux de mortalité et un effondrement de la natalité. Ainsi, la population subit une purge de manière périodique qui annule en grande partie l'accroissement naturel des années précédentes.

Ces famines sont-elles fréquentes? Florence aura connu en quelques quatre siècles 111 années de disettes contre 16 années de très bonnes récoltes (de 1371 à 1791). Outre les famines locales, la France, avantagée sur le plan agricole, aura connu 10 famines générales au Xe siècle, 26 au XIe, 2 au XIIe, 4 au XIVe, 7 au XVe, 13 au XVIe, 11 au XVIIe, 16 au XVIIIe (Braudel, 1979, p. 74). L'Inde et la Chine sont également affectées par des famines; elles y prennent des allures apocalyptiques par la force du nombre. Un marchand hollandais décrit les conséquences de la disette de 1630-31 en Inde:

« Des gens errent ici et là, sans recours, ayant abandonné leur ville ou leur village. Leur état se reconnaît aussitôt: les yeux profondément enfoncés, les lèvres blêmes couvertes d'écume, la peau desséchée où les os saillent, le ventre pendant comme un sac vide; certains pleurent et hurlent de faim; d'autres gisent sur le sol, agonisant. (…) Des centaines et centaines de mille de gens mouraient au point que le pays était entièrement couvert de cadavres qui restaient sans sépulture, il s'en dégageait une telle puanteur que l'air en était rempli et empesté. (…) Dans un village, la chair humaine se vendait sur le marché. » (Braudel, 1979, p. 76-77)

Les mêmes scènes, les mêmes tragédies et réactions désespérées, se rencontrent en Europe, en Afrique et dans les Amériques. Leurs causes profondes sont à chercher dans la faiblesse des capacités productives des sociétés préindustrielles. Il s'agit avant tout d'économies de subsistance, orientées vers la satisfaction des besoins de la communauté et non pas l'accumulation de surplus sous différentes formes (économies modernes). Aristote définit dans sa Politique (IVe siècle av. J.-C.) ce qui constitue la « véritable richesse »:

« Il existe une espèce de l'art d'acquérir qui, conforme à la nature, est une branche de l'économie domestique (oikonomia), dans la mesure où celle-ci doit, ou bien avoir sous la main, ou bien procurer, de façon à les rendre disponibles, les biens dont il est possible de constituer des approvisionnements, quand ils sont nécessaires à la vie et utiles à la communauté politique ou familiale. Et il semble bien que ce soient là les éléments constitutifs de la véritable richesse. » (Austin et Vidal-Naquet, 1972, 2007, p. 185)

Les producteurs ne produisent donc pas en vue d'accumuler et produire sur une base élargie. Leur mentalité économique a pour idéal l'autarcie, c'est-à-dire la satisfaction des besoins sociaux, assurant par là l'indépendance de la communauté, du royaume ou tout simplement du foyer domestique. L'économie monétaire et sa logique d'accumulation leur est tellement étrangère qu'Aristote en est stupéfait: « Étrange richesse que celle dont l'abondante possession n'empêche pas de mourir de faim (Austin et Vidal-Naquet, 1972, 2007, p. 189). » Ces économies de subsistance à prédominante agraire, fortement dépendantes des aléas climatiques et dotées de techniques rudimentaires, obéissent à des logiques sociales (religieuses, politiques, civiques, etc.) et non pas à un quelconque mobile commercial, financier ou « économique » typique de l'économie de marché moderne.

Quinze siècles après Aristote, l'aristocrate byzantin Katakalon Kékauménos illustre avec force cette mentalité pré-capitaliste dans ses Conseils et Récits (également appelé Stratégikon), traité aristocratique datant de 1078-81, car il met en évidence l'idéal de vie autarcique des Byzantins. L'autarcie pour les membres de l'aristocratie signifie d'avoir « du surplus en grain, vin et tout le reste, semences et animaux, comestibles, tous surplus commerçables. » Cette autarcie aristocratique des puissants souligne le désintérêt de la production dans ce groupe social qui par ailleurs s'engage parfois dans l'agriculture spéculative. Les aristocrates, à l'image de Katakalon Kékauménos, sont alors préoccupés d'accumuler suffisamment de biens autourgia (qui rapportent sans avoir à fournir de travail) pour leur assurer un mode de vie aristocratique près de l'empereur à Constantinople. Quant aux petits paysans, pour eux l'autarcie est atteinte quand leur exploitation leur permet de se nourrir (Kaplan, 1992). Par ailleurs, le modèle de l'aristocratie est l'emprereur byzantin : « L'empereur est un modèle et un exemple pour tous et tous les hommes l'admirent et imitent sa conduite. » Les vertus impériales qui caractérisent par mimétisme les autres membres de l'aristocratie byzantine sont la piété, la philanthropie, la justice, la clémence et le contrôle des passions. Il s'agit donc d'une rationalité économique contraire aux impératifs de l'accumulation.

Dans ces sociétés, « les relations sociales de l'homme englobent, en règle générale, son économie. L'homme agît, de manière non pas à protéger son intérêt individuel à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position sociale, les droits sociaux, ses avantages sociaux (Polanyi, 1944, 1983, p. 74-75). » Ces sociétés étaient donc « plafonnées » tant sur le plan économique que démographique. Au-delà d'un certain seuil, l'équilibre agricole sur lequel reposait leur croissance se brisait suite à un « accident » climatique.

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