Face à la logique sectaire et fanatique des conspirationnistes, il importe d'établir les faits historiques[1] et de comprendre leurs raisons d'être contemporaines.
Naissance
Les francs-maçons naissent autour du projet d'une organisation autonome, distincte du monde profane. Ils emploient une symbolique médiévale pour fonder des rituels de groupe. Le projet des francs-maçons est celui du texte fondateur de James Anderson : Livre des constitutions (1723). Il s'agit de faire triompher la vérité, la bienfaisance et la fraternité universelle, par la tolérance, la communication et l'entraide des frères initiés de tous les pays. La Charte fondatrice de la Grande Loge de Londres soutient en ce sens en 1723 que l'ordre maçonnique cherche à devenir « le centre de l'union et le moyen de nouer une amitié fidèle parmi des hommes qui sans cela seraient restés à perpétuelle distance. »[2] Les loges maçonniques se veulent alors des lieux apolitiques où s'exerce la liberté de conscience.
C'est à partir des années 1760 que les loges maçonniques connaissent un développement dans l'ensemble de l'Europe. La Grande Loge de Londres est fondée en 1717 ; en 1738, c'est autour de la Grande Loge de France de voir le jour, alors que la même année la franc-maçonnerie est condamnée par le pape Clément XII (bulle pontificale intitulée In Eminenti). A la veille de 1789, on dénombre un peu plus d'un millier de loges maçonniques dans le royaume de France.[3]
Les francs-maçons proviennent principalement des couches bourgeoises enrichies et éduquées, et des couches aristocratiques. Le belge Charles-Joseph, prince de Ligne s'exclame : « J'ai six ou sept patries : Empire, Flandre, France, Autriche, Pologne, Russie et presque Hongrie (…) j'aime mon état d'étranger partout. »[4] Des exilés protestants, des aventuriers, comme Giacomo Casanova, ou encore des libre-penseurs en font également partie, comme Jean-Paul Marat, le futur porte-parole de la Montagne révolutionnaire, qui signe le 10 octobre 1774 le livre des visiteurs de la loge d'Amsterdam, la Bien Aimée. Giacomo Casanova décrit de la manière suivante cette loge d'Amsterdam : « on n'y admettait que les vingt-quatre membres qui la composaient. C'étaient les plus riches millionnaires de la bourse. »[5]
Liberté
Cette organisation autonome, ce projet de citoyenneté universelle sans passeport et une sociabilité égalitaire et cultivée font des loges maçonniques un produit indissociable de l'Europe des Lumières. A regarder la carte de l'Europe en 1700, force est de constater la faiblesse des espaces de liberté alors que l'aspiration à la liberté de pensée et le besoin de communiquer ses idées se font pressants parmi les couches enrichies et cultivées.
L'absolutisme monarchique de Louis XIV (1661-1715) en France donne le ton et fournit le modèle pour les têtes couronnées du Continent tout au long du XVIIIe siècle. La persécution des huguenots – les protestants français – depuis la révocation de l'édit de Nantes en 1685 nourrit dans les milieux éclairés la recherche d'un espace de liberté hors de portée des pouvoirs ecclésiastique et royal. En Espagne, l'Inquisition censure l'édition de livres. En France, la Librairie royale est la seule à pouvoir octroyer une licence de publication à un ouvrage. Dans les Italies, mécènes, savants et hommes de lettres éclairés jouent au chat et à la souris avec la papauté, les jésuites et l'Inquisition pour la publication et la diffusion des livres aux idées nouvelles.
L’Europe du Nord-Ouest, c'est-à-dire celle de la Confédération helvétique, des Provinces-Unies, dont la Hollande, et de l'Angleterre – ces pays façonnés par la Réforme protestante apparaissent nettement comme des refuges de liberté. N'est-ce pas Voltaire qui écrit dans ses Lettres anglaises en 1734 qu'un « Anglais, comme homme libre, va au Ciel par le chemin qui lui plaît » [6] ? C'est dans ce contexte culturel et politique que se développent les salons aristocratiques et littéraires, la mode des cafés, les académies savantes, les échanges épistolaires, l'édition de livres et de publications périodiques. La prolifération de loges maçonniques s'insère dans ce mouvement.
La Révolution française et l'Empire napoléonien bouleversent la situation des francs-maçons pendant les quelques vingt-cinq ans qui séparent la chute de la Bastille (1789) du Congrès de Vienne (1815). Parmi les élites, le cosmopolitisme des Lumières et des francs-maçons n'est plus d'actualité au lendemain de cette période révolutionnaire en Europe. La nation et les clubs politiques ont tendance à se substituer à la République universelle des francs-maçons. Pierre-Yves Beaurepaire constate au début du XIXe siècle un renouvellement des effectifs au sein des loges maçonniques.
« Complots »
Les nouveaux venus investissent la franc-maçonnerie au XIXe siècle pour en faire un fer de lance politique : émancipation des peuples, liberté de conscience et laïcité, liberté de la presse, droits des femmes, améliorations des conditions de travail. Cette franc-maçonnerie politique est notamment celle qui devient la cible des nationalistes conservateurs à la fin du XIXe siècle : on déplore les états généraux de 1789 où s'étaient supposément réunis des centaines de « francs-maçons plus ou moins enjuivés ».[7]
En voici un exemple illustré : une affiche politique de 1900, d'auteur inconnu (voir l'illustration ci-dessous).[8]
Agrandissement : Illustration 1
La figure du franc-maçon cristallise autour de lui tout ce qui s'oppose à la nation souveraine. Il est représenté comme celui qui piétine les emblèmes de tout ce qui est sacré – la tradition chrétienne (crucifix), de la nation (drapeau tricolore), de la souveraineté du peuple (urne, bulletins de vote, tables de la loi) et du droit (balance de la justice). S'il piétine les attributs sacrés du peuple, c'est aussi parce qu'il est perçu et montré comme tout-puissant : ses poches débordent de nominations et de fiches de renseignement, il n'a pas assez de place pour montrer toutes ses médailles et décorations alors que les parlementaires et fonctionnaires sont des marionnettes qu'il manipule à distance.
Ce qui est en définitive visé par l'intermédiaire de la franc-maçonnerie n'est rien de moins que les idéaux démocratiques et égalitaires de la Révolution française et des Lumières. Il ne faut pas oublier que la franc-maçonnerie a fourni un modèle d'organisation à bien des révolutionnaires du XIXe siècle. Au temps de la Restauration, les confréries révolutionnaires clandestines réunissaient tout autant les décembristes en Russie (1825) que les babouvistes comme Filippo Buanorroti et les indépendantistes grecs (1821).[9] Puis dans les années 1930, les différents mouvements fascistes en Europe – dont les nazis – n'hésiteront pas à récupérer ces théories du complot dans leur discours antisémite et anticommuniste en faveur d'une « mystique nationale » irrationnelle et destructrice.
Raisons d’être
Si les théories du complot se sont développées des années 1780 à nos jours, c'est donc avant tout parce qu'elles jouent un rôle idéologique important pour les courants conservateurs dans la lutte des idées. Emannuel Taïeb souligne dans un article utile[10] que les théories du complot deviennent un instrument de politisation critique et de mobilisation contre un « système » flou, omniprésent et tout-puissant. Un tel instrument ne cherche en rien à établir la vérité même s'il s'en donne l'air puisque les théories du complot nient toujours « la complexité du réel » en proposant une cause unique à tous les problèmes du monde.
Le caractère mensonger du conspirationnisme anti-maçonnique traduit également une difficulté croissante à trouver un sens politique partagé aux différents événements qui bouleversent le monde actuel. Les théories du complot dispensent de penser la complexité du monde ceux qui n'en ont pas le temps, les ressources ou encore la volonté. Elles ont fleuri après les attaques terroristes du 11 septembre. Elles ont aussi été de plus en plus présentes en Grèce à partir de la crise financière du pays en 2009-2010. Elles ont malheureusement fait un retour dans l'opinion française pour « expliquer » les attentats terroristes vécus depuis janvier 2015.
Parallèlement, l'essor des réseaux sociaux a dérégulé fortement les canaux d'information autorisés dans l'espace public, ce qui a fortement contribué au développement massif des idées conspirationnistes dans l'opinion, notamment chez les plus jeunes même si les autres catégories de la population n'en sont pas exemptes comme le souligne le sociologue Gérald Bronner ici. Enfin, la raison savante a connu des évolutions au cours des trente dernières années qui confortent le développement du mode de pensée conspirationniste. Depuis les années 1980, la culture savante et académique est devenue si spécialisée et cloisonnée en différents champs d'investigation qu'elle ne parvient plus comme dans les années 1950-1970 à fournir une explication englobante du monde au grand public.
[1]Eric Hobsbawm écrit : « En tant qu'inspiration et qu'idéologie, l'histoire a une tendance innée à se transformer en mythe autojustifiant. Il n'est pas d'aveuglement plus dangereux que celui-là, comme le démontre l'histoire des nations et des nationalismes modernes. » E. Hobsbawm, « Démanteler les mythologies » (1984) publié dans Karl Marx et l'histoire, Paris, Demopolis, 2008, p. 101.
[2]Cité par Pierre-Yves Beaurepaire, « La République universelle des francs-maçons entre culture de la mobilité et basculement national (XVIIIe – XIXe siècle) », Revue de synthèse, 2002, p. 37.
[3]Chiffre avancé dans Albane Cogné et alii., Les circulations internationales en Europe 1680-1780, Paris, Atlande, 2011.
[4]Prince de Ligne, Mémoires, lettres et pensées, éd. Alexis Payne, Paris, François Bourin, 1989, p. 125. Cité par Pierre-Yves Beaurepaire, « La République universelle des francs-maçons entre culture de la mobilité et basculement national (XVIIIe – XIXe siècle) », Revue de synthèse, 2002, p. 40.
[5]Giacomo Casanova, Histoire de ma vie, éd. Francis Lacassin, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993, p. 238. Cité par Pierre-Yves Beaurepaire, « La République universelle des francs-maçons entre culture de la mobilité et basculement national (XVIIIe – XIXe siècle) », Revue de synthèse, 2002, p. 53.
[6]Lettres anglaises, Cinquième lettre, 1734.
[7]Formule de l'abbé J. Dewez, Histoire de la paroisse Saint-André à Lille, Lille, 1899, p. 232. Cité par Jean-Pierre Hirsch dans André Burguière et Jacques Revel, éd., Histoire de France. Les Conflits, Paris, Le Seuil, 2000, p. 226.
[8]Affiche accessible sur www.gallica.fr : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90046048.r=L%27Ennemi+c%27est+lui+le+franc-ma%C3%A7on.langFR
[9]Eric Hobsbawm, The Age of Revolution 1789-1848, London, Abacus, 1997 (1962), p. 144-145.
[10]E. Taïeb, « Logiques politiques du conspirationnisme », Sociologie et société, vol. 42, no. 2, 2010. Cf. : http://www.erudit.org/revue/socsoc/2010/v42/n2/045364ar.pdf