"Gustave Courbet fut sans doute l'interprète esthétique le plus significatif et pénétrant des révolutions échouées du XIXe siècle", écrit Enzo Traverso dans Mélancolie de gauche (La Découverte, 2016). Cette esthétique mélancolique prend une forme allégorique qui déploie la sensibilité des révolutions vaincues de 1848 et de la Commune, que ce soit par Un enterrement à Ornans, L'Hallali du cerf ou La Truite.
Le bord de mer à Palavas (1854) semble également relever de cette même esthétique.

Agrandissement : Illustration 1

Oppositions
Un homme debout face à la mer. Fier, il salue l'immensité qui se présente devant lui, avec pour seul décor le ciel, la mer et le rivage. Cet homme est le seul élément vertical, tendu et droit. Il se tient debout, la tête haute. Tout le reste est plat, horizontal, y compris le mouvement des vagues.
Cette opposition n'est-elle pas l'opposition entre le sujet qui lutte contre tout ce qui le rabaisse, tout ce qui l'empêche d'être, comme ces vagues inertes qui balaient le rivage ? La solitude du personnage n'est pas anodine non plus : elle renvoie à l'expérience intime, intérieure, des épreuves d'une vie comme la mort, le deuil, l'échec, l'exil.
Le contraste de clair/obscur du tableau conforte par ailleurs cette lecture. Le paysage est imprégné de lumière alors que la mer et l'horizon sont sombres. Plus on se rapproche de Courbet et du rivage et plus il y a de la lumière. La lumière du ciel quant à elle est uniforme, neutre, alors que celle du rivage est entrecoupée d'ombres. Courbet se tient debout face à la lumière de la plage mais sa position est dans l'ombre. N'est-ce pas là une représentation de l'être qui est "dans la clarté qui s'avance" (Nazim Hikmet), refusant obstinément les ténèbres ?
Horizon mélancolique
De même qu' Un enterrement à Ornans a été immédiatement interprété comme une "allégorie des funérailles de la révolution de 1848" (Enzo Traverso), Le bord de mer à Palavas semble imprégné par les émotions du deuil de cette révolution vaincue.
Quel horizon après la défaite ? C'est l'une des questions que pose le tableau. C'est aussi l'une des questions qu'il nous pose aujourd'hui.
La vérité matérielle, extérieure, de l'horizon est le néant. Sa vérité intime, intérieure, est celle du désir, du regard subjectif de celui/celle qui le fixe. Le sens de l'horizon semble donc infini tout autant que le désir humain et l'horizon agit en miroir introspectif et critique. Dans The Old Oak (2023) de Ken Loach, par exemple, le personnage principal raconte que son père s'était suicidé dans la mer, où il travaillait auparavant. Lui-même se rend au bord de la mer, y pense à un moment, observe le grand large et y voit la même chose : le désespoir, l'injustice et peut-être sa propre fin. A ce moment précis, l'imprévu surgit et change le cours de sa vie.
Alors qu'il est devenu communément admis dans le champ intellectuel que notre époque est "présentiste" (François Hartog) et donc privée de toute perspective alternative sur l'à-venir, Le bord de mer à Palavas donne à voir un imaginaire esthétique et politique qui refuse obstinément de renoncer à soi, à ses rêves, à ses désirs.
L'horizon apparaît sombre et chargé de deuil, ses contours sont flous, mais Courbet se tient debout dans la lumière qui imprègne le monde. Sa mélancolie est un défi lancé à l'ordre établi du monde.
"C'est la mélancolie d'une gauche qui, tout en s'engageant dans les luttes du présent, ne se soustrait pas au bilan des défaites accumulées. Une gauche qui ne se résigne pas à l'ordre global dessiné par le néolibéralisme mais ne peut aiguiser ses armes critiques qu'en procédant par identification empathique avec les vaincus de l'histoire, cette large multitude qui a été rejointe, à la fin du XXe siècle, par la dernière génération des révolutions défaites." (Enzo Traverso, Mélancolie de gauche, La Découverte, 2016, p. 7).