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Billet de blog 23 avril 2023

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Paroles d'en bas

Que nous disent tous ces énoncés criés dans les rues, écrits sur les pancartes, les affiches et les banderoles du mouvement social en cours ? Esquisse de l'événement discursif en cours.

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Dans la séquence ouverte par le mouvement social contre la réforme des retraites, le discours de l'exécutif a été sans cesse commenté, analysé et relayé: discours officiel, parole d'en haut, s'auto-légitimant par position. L'attention portée aux discours d'en bas est bien plus faible en comparaison et ce même si le mouvement social a rendu possible une libération de la parole des travailleurs·ses, fait politique rare et important. On se souvient de l'hypothèse avancée par Michel Foucault dans L'ordre du discours (1970): "je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en maîtriser l'événement aléatoire, d'en esquiver la lourde, la redoutable matérialité." 

Les lignes qui suivent se veulent en ce sens une modeste contribution à l'analyse et la sauvegarde de ces paroles d'en bas qui forment un "événement discursif" (Foucault) qui risque de passer inaperçu faute de relais suffisants. Car ces paroles d'en bas sont confrontées en permanence à l' "immense condescendance de la postérité" (Edward P. Thompson) et des dominants; paroles anonymes, fragiles et éphémères, elles présentent des potentialités qui ont partie liée avec le camp de l'émancipation. Ces potentialités sont analysées ci-dessous en trois points différents après la présentation de l'échantillon.

Avant d'aller plus loin toutefois, ces "paroles d'en bas" doivent être comprises à la fois comme émanant de positions sociales subalternes et comme points de vue sur le monde dominés et qui demeurent irréconciliables aux points de vue dominants de la société. Comme le souligne Simona Cerutti (Annales HSS, 70/4, oct.-déc. 2015) au sujet de la history from below, il s'agit d'"un travail de rachat d'autres systèmes de significations qui, ayant perdu leur bataille pour la légitimité, ont été "oubliés"". Rien n'est encore décidé dans le mouvement en cours, la partie est loin d'être perdue. Ces précisions sont importantes car l'air du temps réactionnaire confond par moments populaire et populiste, paroles d'en bas et discours nationalistes ou postfascistes. 

Échantillon

Les slogans qui suivent proviennent, sauf exception, des manifestations ayant eu lieu à Montpellier.

1. Slogan chanté, manifestation du 7 mars: "Macron - Borne - Dussopt et Darmanin/Et hop là! À la poubelle!/Macron - Borne - Dussopt et Darmanin/ A la retraite!/Macron - Borne - Dussopt et Darmanin/Au minimum-vieillesse!"

2. Chanson, manifestation du 7 mars: "Tout est à nous, rien est à eux/Tout ce qu'ils ont, ils nous l'ont volé/Egalité de salaires, retraite à 60 ans/Ou alors ça va péter".

3. Slogan chanté, manifestation du 7 mars: "C'est pas à l'Assemblée, c'est pas à Matignon/C'est pas à l'Elysée qu'on obtiendra satisfaction/C'est par la grève et sa reconduction".

4. Chanson, manifestation du 7 mars: "Si tu nous mets à soixante-quatre/On te re-Mai soixante-huit/Si tu nous mets à soixante-quatre/On te re-Mai soixante-huit".

5. Chanson, manifestation du 7 mars: "Les retraites - elles sont à nous/On s'est battu·es pour les gagner/On se battra pour les garder". Ou bien: "Les retraites - à soixante ans/On s'est battu·es pour les gagner/On se battra pour les retrouver".

6. Pancarte dans le cortège de tête CGT, manifestation du 13 avril: "Les prolétaires n'ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!"

7. Pancarte, manifestation du 13 avril: "L'eau bout à 100°C. Le peuple à 49.3".

8. Pancarte, manifestation du 13 avril: [Caricature] "On ne vieillit pas tous comme Brigitte".

9. Affiche, boulevard de Strasbourg, manifestation du 13 avril: "Achète-toi une dignité/Ramasse un pavé/En marche pour l'Elysée".

10. Affiche, boulevard de Strasbourg, manifestation du 13 avril: [Couperet de guillotine. A gauche dans la photo ci-dessous] "La foule se tue à la tâche, l'élite à la coupe".

Illustration 1
Affiches sur le parcours de la manifestation du 13 avril, Montpellier. © Dimitris Fasfalis

11. Affiche, boulevard de Strasbourg, manifestation du 13 avril: "Nous voulons vivre/Pas mourir au travail".

12. Affiche, boulevard de Strasbourg, manifestation du 13 avril: "Sauve ta retraite/Mange ton actionnaire".

13. Banderole de l'organisation antifasciste "La Jeune Garde", manifestation du 13 avril: "Défends ta retraite/Défends ta classe".

14. Pancarte d'une manifestante, 13 avril: "On a le droit de dire Non".

15. Pancarte avec une caricature de Macron en roi couronné: "Sire, On en a gros".

16. Slogan chanté au micro du cortège de tête de la CGT, manifestation du 13 avril: "Un pas en avant/Un siècle en arrière/C'est la politique/Du gouvernement".

17. Graffiti réalisé pendant la manifestation du 13 avril, près de la gare Saint-Roch: "Silence la police assassine". [En rouge].

18. Inscription sur un gilet jaune porté dans un cortège CGT, manifestation du 13 avril: "Ni Dieu/Ni maître/Ni flics/Anticapitaliste".

19. Pancarte d'une manifestante, 13 avril: [recto] "Crever au travail ce n'est pas envisageable/(Ni pour mes parents, ni pour moi)". [Verso] "La dictature en marche".

20. Pancarte d'un jeune manifestant, 13 avril: "NO FUTURE".

21. Devant le palais de justice, le 13 avril, alors qu'il prend en photo le cortège derrière lui, un militant portant le chasuble de la CGT Lodève-Clermont lance en criant: "Tous à la Bastille!".

22. Manifestation du 19 janvier, Lyon. Réponse de Giovanni Pieredda, 50 ans, agent dans le secteur social, aux questions du journaliste du Monde (édition du 14 avril): "Quand je vois mes collègues âgés, c'est vraiment pas bien de leur faire ça".

23. Manifestation du 19 janvier, Amiens. Réponse de Marie, 52 ans, fonctionnaire hospitalière, aux questions du journaliste du Monde (édition du 14 avril): "Bosser jusqu'à 64 ans, dans la santé, c'est tout simplement impossible".

24. Samedi 15 avril, près de Notre-Dame-de-Paris lors du déplacement d'Emmanuel Macron. Johann, étudiant en droit et mobilisé contre la réforme des retraites, repoussé de l'autre côté de la Seine par la police, en réponse aux questions du Monde (16-17 avril): "C'est une journée symbolique, il ne se passera rien. Mais on ne lâchera pas. Car l'enjeu est plus grand qu'une retraite à 62 ou 64 ans: de la dignité et du respect pour tous".

25. Vendredi 14 avril, parvis de l'Hôtel de Ville de Paris, après l'avis rendu par le Conseil constitutionnel. Younis, masseur, 30 ans: "Quelle peut être la solution d'un peuple qui se sent abandonné par l'ensemble de ses institutions? Ce soir, tout ça me fait peur". (Le Monde, 16-17 avril).

26. Vendredi 14 avril, parvis de l'Hôtel de Ville de Paris, après l'avis rendu par le Conseil constitutionnel. Slogans chantés au micro par des représentants syndicaux: "Et on ira jusqu'au retrait" - "Constitutionnelle ou pas, cette loi on n'en veut pas". (Le Monde, 16-17 avril).

27. Vendredi 14 avril, parvis de l'Hôtel de Ville de Paris, après l'avis rendu par le Conseil constitutionnel. Pierre François, magasinier, la cinquantaine. "C'est tout? Il ne se passe plus rien? Personne ne se révolte après ça? Mais je pensais que les gens réagiraient plus, que ça partirait vite en manifestation sauvage. Les autres n'y croyaient donc pas plus que moi. Mais je voulais qu'on vive ça ensemble. Ce n'est pas rien quand même ce qu'on a traversé toutes ces semaines". (Le Monde, 16-17 avril). 

28. Manifestation du 23 avril, Paris: "Louis XVI, Louis XVI, on l’a décapité, Macron, Macron, on peut recommencer". (Le Monde, 23 avril).

29. Manifestation du 23 avril, Paris: "Macron, si tu te prends pour un roi, la guillotine t’attendra". (Le Monde, 23 avril).

30. Pancarte en forme de flèche, Paris, 23 avril: "Baden-Baden/49.3 bornes/(Itinéraire conseillé)". (Le Monde, 23 avril).

Sujets

Les slogans qui résonnent dans les manifestations des derniers mois énoncent à n'en pas douter l'affirmation d'un sujet politique collectif qui se (re)découvre et s'actualise dans les conditions de la riposte à ce projet du libéralisme autoritaire.

C'est ce qui est indiqué par ces "on" et ces "nous" qui reviennent sans cesse dans les mots d'ordre criés et sur les pancartes des manifestant·es, à l'image des slogans suivants: "Si tu nous mets à soixante-quatre/On te re-Mai soixante-huit/Si tu nous mets à soixante-quatre/On te re-Mai soixante-huit" (voir l'échantillon ci-dessus, #4); "Les retraites - elles sont à nous/On s'est battu·es pour les gagner/On se battra pour les garder" (#5); "Nous voulons vivre/Pas mourir au travail" (#11). 

Pronom indéfini provenant du latin homo (homme), "on" est employé ici comme sujet, représentant un collectif indéterminé, mais qui  semble en même temps présenter tous les attributs d'un "nous" collectif. Le Nouveau Petit Robert signale parmi les différents usages du pronom ce "on" dont le sens "familier" renvoie à "nous". A la différence de ce dernier, "on" marque toutefois une indétermination apte à laisser ouvertes les frontières sémantiques et sociales du mouvement social au plus grand nombre, en adéquation avec son but de massifier le mouvement. C'est le "on" générique qui renvoie aux "hommes en général, l'homme" toujours selon ce dictionnaire. 

Qui sont les protagonistes auxquel·les renvoient ces pronoms?

Il est utile de rappeler ici, à la suite de la linguistique et des sciences sociales, que le sens des mots dépend de leur contexte d'énonciation. La sémantique de ces pronoms implique donc de les situer au milieu des cortèges d'organisations syndicales, leurs drapeaux, leurs couleurs, leurs affiches, leur lexique, etc. Saisis sous cet angle, le "nous" et le "on" des slogans énumérés ci-dessous désignent le mouvement des travailleurs·ses dans toute leur diversité sociale mais formant un monde commun, conscient de lui-même : soignant·es des hôpitaux, cheminot·es de la SNCF, électricien·nes d'Enedis, enseignant·es, agents territoriaux, agents de la Sécurité sociale, étudiant·es et lycéen·nes, retraité·es solidaires, postier·ères, enseignant·es-chercheur·ses de l'enseignement supérieur, citoyen·nes mobilisé·es. Le mouvement social énonce ainsi son caractère de classe face à un gouvernement de classe incarné par le "président des riches".

Illustration 2
Manifestation du 23 mars, Montpellier. © Dimitris Fasfalis

Comme les autres mouvements sociaux qui ont précédé celui-ci, le mouvement social en cours est en train de recharger d'espérance et d'affects des mots et des symboles dont le sens s'était brouillé à la fin du court XXe siècle. A l'insensibilité et au cynisme des dominants, le mouvement social oppose une "raison sensible" (Sophie Wahnich) qui prend appui sur les expériences vécues des gens ordinaires et anonymes. Daniel Bensaïd expliquait en 1991 que le lexique des luttes d'émancipation avait été corrompu par les tragédies et les échecs des révolutions du XXe siècle; et qu'il fallait à nouveau s'atteler à la tâche de construire patiemment un nouveau lexique politique de l'émancipation: "Ce n'est pas un problème de dictionnaire. Un vocabulaire est le produit de grandes expériences collectives, d'événements fondateurs." (Daniel Bensaïd, Penser Agir, Paris, Lignes, 2008, p. 39). Il est impossible d'anticiper la postérité de l'événement en cours, mais à l'image du mouvement de 1995, il est désormais certain qu'il fera partie des points saillants de l'histoire sociale.

Langages

Les slogans du mouvement actuel soulèvent une deuxième problématique, celle du "langage" mobilisé par ses protagonistes, leurs références historiques, leurs symboles et leurs  "costumes".

Marx écrit en ce sens dans Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte (1852): "C'est ainsi que Luther prit le masque de l'apôtre Paul, que la Révolution de 1789 à 1814 se drapa successivement dans le costume de la République romaine, puis dans celui de l'Empire romain, et que la Révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795. (...) La résurrection des morts, dans les révolutions servit par conséquent à magnifier les nouvelles luttes, non à parodier les anciennes, à exagérer dans l'imagination la tâche à accomplir, non à se soustraire à leur solution en se réfugiant dans la réalité, à retrouver l'esprit de la révolution et non à évoquer de nouveau son spectre."

Pour magnifier la lutte, se donner du courage et nourrir de ressources critiques l'imaginaire, le mouvement social en cours puise dans trois répertoires politiques différents plus ou moins imbriqués: la Révolution française, le mouvement ouvrier et Mai 68. Si les référents issus de Mai 68 et du mouvement ouvrier figurent dans le répertoire habituel des mouvements sociaux, ceux issus de la Révolution française sont en règle générale moins présents. A regarder l'échantillon d'énoncés ci-dessus, il apparaît que l'exercice vertical et solitaire du pouvoir d'Emmanuel Macron pousse à l'adoption de référents symboliques de la tradition royale pour le dénoncer et révéler la vacuité "démocratique" du gouvernement. Contre toute attente, les manifestant·es mobilisent donc inconsciemment la tradition républicaine-révolutionnaire (celle de Saint-Just et de Robespierre) à l'encontre d'un gouvernement qui use et abuse du discours républicain-réactionnaire (celui du "parti de l'ordre", d'A. Thiers).

Illustration 3
Manifestation du 23 mars, Montpellier. © Dimitris Fasfalis

Pourtant, le recours au lexique et aux symboles de la Révolution française ne peut être compris qu'au sens figuré, sans être chargé d'une signification concrète immédiatement compréhensible. Que signifie par exemple le "Tous à la Bastille!" (#21) lancé par un manifestant en 2023? Que signifient tous ces symboles de la violence révolutionnaire, comme la référence au régicide ou encore à la guillotine? Tout semble montrer qu'il s'agit de différentes formes de violence symbolique, contenue et maîtrisée, que le mouvement social affiche aux dominants comme un avertissement ultime, en laissant entendre que si la volonté populaire continue d'être méprisée et ignorée, alors cette violence retenue ne pourra plus l'être.

Car c'est bien parce que personne parmi les manifestant·es ne pense sérieusement à faire usage de la guillotine, par exemple, que ces référents tirés de la Révolution française se présentent immédiatement comme inactuels, c'est-à-dire non contemporains. Pour autant, le flot de commentaires médusés suscités dans les médias dominants par le slogan "Louis XVI, Louis XVI, on l’a décapité, Macron, Macron, on peut recommencer" (Le Monde, 23 avril) suffit pour objectiver le fait que l'avertissement adressé à la classe dirigeante a bien été reçu par son destinataire, même s'il n'a pas été entendu.

A rebours de cette violence retenue du mouvement social, le discours médiatique dominant met en scène "la montée de la violence" en donnant à voir aux téléspectateurs des poubelles qui brûlent, des barricades improvisées et des affrontements avec la police. Ces images qui tournent en boucle sur les chaînes d'information continue cherchent à saturer l'espace public et à se substituer aux images du mouvement social qui énoncent la légitimité de ce dernier. De même, à rebours de la violence retenue du mouvement social, le gouvernement a, lui, fait usage d'une répression policière croissante, brutale et arbitraire, utilisant des armes de guerre contre des manifestant·es, suscitant des plaintes et des critiques de la Défenseure des droits et d'instances internationales inquiètes des droits fondamentaux en France. 

Temps

Enfin, le mouvement social contre la réforme des retraites construit un régime d'historicité en rupture avec le présentisme dominant.

Suivant sa conceptualisation par François Hartog, un régime d'historicité désigne la façon d'articuler les trois dimensions du temps historique: passé, présent, avenir. L'une des thèses de Hartog concernant notre rapport au temps historique aujourd'hui consiste à soutenir que vers la fin du XXe siècle, nous sommes entrés dans un régime d'historicité "présentiste" dans lequel le présent domine et annexe les deux autres dimensions du temps historique (passé et avenir). L'avenir n'est alors conçu que comme la reproduction d'un éternel présent; le passé devient une mémoire qui suit un zapping de commémorations sans lendemain. On comprend dès lors à quel point un tel présentisme est un synonyme de la fin de l'histoire libérale proclamée suite à la chute du mur de Berlin, c'est-à-dire à quel point il a partie liée avec l'ordre existant des choses.

En rupture avec ce point de vue dominant, le mouvement social a produit au cours des derniers mois de nouveaux régimes d'historicité où de nouveaux horizons d'attente s'affirment. Par exemple, cet énoncé (#24) datant du 15 avril, près de Notre-Dame-de-Paris lors du déplacement d'Emmanuel Macron, d'un étudiant en droit mobilisé contre la réforme des retraites: "C'est une journée symbolique, il ne se passera rien. Mais on ne lâchera pas. Car l'enjeu est plus grand qu'une retraite à 62 ou 64 ans: de la dignité et du respect pour tous". Autre exemple: "Nous voulons vivre/Pas mourir au travail" (#11). La vie libre comme horizon, plutôt que le travail contraint. La dignité et le respect de tous, plutôt que le mépris et l'injustice sociale. Comme tout horizon d'attente, ces horizons sont vagues, mais ils permettent d'aimanter, de charger et d'orienter le temps présent de la mobilisation vers une fin qui lui donne une signification, une épaisseur. Chacun à sa manière, plusieurs énoncés soulignent tous les possibles dont est chargé le moment présent.

Illustration 4
Manifestation du 23 mars, Montpellier. © Dimitris Fasfalis

A l'inverse, nombre d'énoncés disent clairement à quel point on refuse l'avenir que promet le libéralisme : "NO FUTURE" (#20), "Bosser jusqu'à 64 ans, dans la santé, c'est tout simplement impossible" (#23), Crever au travail ce n'est pas envisageable/(Ni pour mes parents, ni pour moi)". [Verso] "La dictature en marche" (#19).

Ces régimes d'historicité d'en bas s'énoncent également par des références historiques, à des passés qui se trouvent reliés à cet horizon d'attente de vie, de dignité et de justice. Par exemple, cette chanson de manifestation qui a joué sans cesse dans les sonos des cortèges tous syndicats confondus: "Les retraites - elles sont à nous/On s'est battu·es pour les gagner/On se battra pour les garder" ou bien "Les retraites - à soixante ans/On s'est battus pour les gagner/On se battra pour les retrouver" (#5). 

Une grande partie des slogans des manifestant·es relève l'importance stratégique du moment présent qu'il ne faut pas laisser passer, qu'il faut saisir et de la lutte à entretenir: "C'est pas à l'Assemblée, c'est pas à Matignon/C'est pas à l'Elysée qu'on obtiendra satisfaction/C'est par la grève et sa reconduction" (#3), "Et on ira jusqu'au retrait" (#26).

Sous l'effet de l'événement discursif de ces paroles d'en bas, le temps se transforme et devient politique. Le présent et l'avenir se chargent de nouveaux possibles au fil des journées de mobilisation exactement là où initialement prédominait une impression de fatalité d'une énième contre-réforme néolibérale. On pense politiquement parce qu'on pense historiquement. Dans l'incertitude caractéristique des situations critiques, l'espoir et la peur se nourrissent, s'appellent l'un et l'autre au lieu de se neutraliser (comme le décrit Sophie Wahnich à partir d'expériences révolutionnaires). L'ordre établi, le monde capitaliste et son personnel politique apparaissent sous cet angle comme un monde finissant, une modernité tardive désespérément vieillie, dépourvue de légitimité et aux abois, face à une révolte sociale radieuse, digne et résolue qui se réapproprie des horizons révolutionnaires : "le bonheur est une idée neuve" (Saint-Just).

Événement

Il importe que le mouvement social lui-même, c'est-à-dire ses participant·es, puisse réfléchir à ses propres énoncés car il s'agit là d'un effort d'auto-représentation capable d'ouvrir de nouveaux possibles politiques dans le sillage de la séquence ouverte le 19 janvier. Pour prendre la mesure de l'événement discursif en cours et comprendre l'irruption sociale et démocratique qu'il représente, concluons en citant Michel Foucault qui a su comme nul autre caractériser toutes les contraintes qui pèsent sur les discours subalternes.

Dans L'ordre du discours, il évoque le paradoxe d'une logophilie de principe coexistant avec une logophobie de fait: "Or il me semble que sous cette apparente vénération du discours, sous cette apparente logophilie, se cache une sorte de crainte. Tout se passe comme si des interdits, des barrages, des seuils et des limites avaient été disposés de manière que soit maîtrisée, au moins en partie, la grande prolifération du discours, de manière que sa richesse soit allégée de sa part la plus dangereuse et que son désordre soit organisé selon des figures qui esquivent le plus incontrôlable; tout se passe comme si on avait voulu effacer jusqu'aux marques de son irruption dans les jeux de la pensée et de la langue. Il y a sans doute dans notre société, et j'imagine dans toutes les autres, mais selon un profil et des scansions différentes, une profonde logophobie, une sorte de crainte sourde contre ces événements, contre cette masse de choses dites, contre le surgissement de tous ces énoncés, contre tout ce qu'il peut y avoir là de violent, de discontinu, de batailleur, de désordre aussi de périlleux, contre ce grand bourdonnement incessant et désordonné du discours."

Surgissement, irruption, désordre, discontinu, batailleur: discours d'en bas.

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