Deux quartiers emblématiques de Manhattan, New York: Hudson Yards (2019) et Rockefeller Plaza (1929-1940). Des gratte-ciel: la modernité, le prestige, la puissance.

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Les changements de ces formes architecturales ne peuvent se réduire à une question technologique de matériaux. Car la technique n'a rien de neutre socialement et symboliquement: elle fait partie intégrante des échanges symboliques qui structurent une société et, plus largement, le monde.
Il importe donc de replacer l'avènement de l'architecture du verre et de l'acier - qu'incarnent les gratte-ciel de Hudson Yards - dans les rapports sociaux et les échanges symboliques du monde contemporain. Quels que soient les gratte-ciel qu'on prenne en considération, ils relèvent tous d'une architecture de la domination. Mais, une fois posée cette évidence, reste la question qui surgit de leur comparaison dans le temps: que nous dit la nouvelle architecture des gratte-ciel sur cette domination? Qu'est-ce qui a changé au cours du siècle écoulé depuis les projets inédits des roaring twenties (années 1920) aux Etats-Unis?
Là où l'Empire State Building, le Chrysler Building et le Rockefeller Center affichaient une modernité verticale, stable, fixe et confiante, ancrée dans le culte du progrès comme projet collectif, les nouveaux gratte-ciel apparaissent beaucoup plus hésitants, comme s'ils étaient saisis par un doute postmoderne. Leur comparaison avec la première génération de gratte-ciel offre la possibilité de saisir ce que le verre de ces gratte-ciel représente: le miroir de ce qui est. Autrement dit, là où le Rockefeller Center mettait en scène de grandes figures de la mythologie ancienne (Prométhée, Atlas) et de l'histoire américaine pour énoncer son idéologie du progrès, les gratte-ciel en verre et en acier de New York et du monde abdiquent devant la tâche d'indiquer une orientation, un sens de l'histoire, un telos collectif, un projet à réaliser. De fait, cette architecture de verre ne présente aucun horizon d'attente.
Il s'ensuit donc que cette modernité de verre et d'acier relève proprement de l'idéologie au sens marxien du terme: fausse représentation du monde qui prend racine dans ce monde social clivé et déchiré par des conflits politiques et sociaux, tout en l'occultant. Tel un trompe-l'oeil, la modernité capitaliste de ces gratte-ciel occulte sous ses apparences toute une série de réalités.
Derrière l'apparente légèreté, la dématérialisation et le caractère éphémère de cette architecture, se cache en réalité une très forte empreinte écologique typique du "capitalocène". Derrière l'apparente transparence et l'ouverture sur le monde, se cachent en réalité le huis clos du cycle d'accumulation du capital, le particularisme des très riches et bien souvent le national-libéralisme (à la Trump). Derrière l'apparence de monuments collectifs et de symboles d'une identité urbaine, se cachent en réalité l'uniformisation marchande du paysage des métropoles, la privatisation des profits et la socialisation des pertes.
Certains opposeront à cette critique que tous ces enjeux symboliques passent inaperçus par le plus grand nombre. Leur argument a le mérite de poser la question: qui perçoit ces significations, ces enjeux symboliques? On pourrait leur répondre à la fois tout le monde et personne. Tout le monde car ces formes symboliques relèvent non seulement de champs spécialisés (comme celui de l'architecture et de l'urbanisme par exemple) mais aussi du champ politique qui fonctionne comme un champ englobant et surdéterminant tous les autres champs, incluant ainsi potentiellement l'ensemble du corps social et politique, et donc tout le monde. Personne (ou presque) car le champ politique exclut un grand nombre de personnes, à commencer par les indifférents et les sans avis qui s'auto-excluent.
Sans horizon d'attente et prisonnière d'un présent vide de l'ordre existant des choses, la (post)modernité qu'incarnent ces gratte-ciel apparaît donc comme incapable de susciter l'adhésion à un quelconque projet, privant ainsi sa domination de tout semblant d'hégémonie.