
Le billet d'Alain Badiou sur les élections a le mérite de développer jusqu'à son terme l'idée que les gauches radicales ne doivent rien attendre des élections de 2017. L'argumentation du philosophe n'est pas étrangère aux thèmes des campagnes de P. Poutou, N. Arthaud et leurs partis respectifs. En soutenant qu'une vraie politique communiste/révolutionnaire, c'est-à-dire un programme d'action capable de faire avancer l'émancipation collective et individuelle des forces anonymes du marché, du capital et de l'Etat, ne peut exister que dans l'indifférence à l'égard du processus électoral, Badiou quitte la politique profane, faite de tâtonnements, de paris, d'interventions intempestives, d'incertitudes stratégiques, pour entrer dans le domaine du dogme révolutionnaire de ceux qui s'attribuent une science de la révolution et du changement social. Cléricature étrangement anachronique aujourd'hui qui n'est pas sans rappeller les apories totalitaires des mouvements d'émancipation du XXe siècle qu'ont été le stalinisme, le maoïsme et d'autres marxismes d'Etat.
Dans sa prise de position contre la focalisation des gauches sur les élections, Badiou se refuse de penser la politique comme "art stratégique" (D. Bensaïd) de l'émancipation. Or, il y a là, me semble-t-il, rien de moins que le renoncement à tout projet politique de gauche. Il écrit: "Nous devons devenir indifférents aux élections" car ce serait nous "situer sans aucun recours sur le terrain des adversaires" capitalistes. Pourtant, les exploités, les opprimés, les dominés, eux ne sont pas indifférents aux élections. Et ils ne pourraient se permettre de l'être. Car l'expérience nous enseigne au quotidien que les enjeux politiques et sociaux de chaque élection sont autant d'enjeux cruciaux qui s'entremêlent avec tous les autres "rapports de force" de la vie sociale. L'état d'esprit et le moral politique des classes exploitées et dominées dépend donc en partie des résultats électoraux.
Il s'ensuit qu'une indifférence aux élections ne peut être en pratique qu'un renoncement de plus dans la recherche d'un programme d'action pour une politique de l'émancipation collective et individuelle. Renoncement qui tourne le dos à ce que G. Lukacs appelait la realpolitik révolutionnaire en parlant du pragmatisme de Lénine pour saisir le bon moment, la brèche ou le maillon le plus pertinent pour une action réussie dans la châine des événements et des données d'une situation politique donnée, indissociable de l'esprit alerte et vigilant pour saisir toute occasion offerte par les dominants eux-mêmes à une action politique contre l'ordre établi. Les élections, les campagnes électorales des différents partis, la vie publique et médiatique autour des élections peuvent potentiellement faire partie de ces moments stratégiques. A condition bien sûr d'une action politique qui puisse s'en saisir.
Par conséquent, l'indifférence à l'égard des élections que prône Badiou éloigne toute perspective révolutionnaire pratique ici et maintenant pour se concentrer sur un travail idéologique pour consolider le clivage capitalisme/communisme. Bourdieu souligne quelque part ce danger que les intellectuels ne prennent au sérieux leurs révolutions dans l'ordre des mots en y voyant des révolutions dans l'ordre des choses. Illusion du philosphe armé de la critique révolutionnaire que Marx et Engels déconstruisaient dans l'Idéologie allemande (1845) en mettant en évidence l'impasse pratique des jeunes hégéliens allemands qui pensaient que leurs théories critiques suffiraient à libérer le monde de ce qui l'opprime.
Nos tâches aujourd'hui seraient donc celles du travail idéologique et, ajoute Badiou, de la construction d'une organisation révolutionnaire pour mener à bien la révolution annoncée... Quant aux autres conditions de possibilité pour la "mise à mort de notre servitude" - à savoir la guerre et l'insurrection populaire - c'est une affaire de conjoncture sur laquelle personne ne peut influer consciemment. Le schéma stratégique construit par Badiou débouche donc sur un quiétisme radical qui n'est pas sans rappeller la radicalité révolutionnaire de la social-démocratie allemande qu'incarnait K. Kautsky à la veille de 14-18. A la question politique par excellence, "que faire?", Badiou répond: étudions, critiquons et organisons.
Nul doute qu'une telle politique pourra séduire certains intellectuels en quête de radicalité mais qu'à une échelle de masse, elle ne répond en rien aux questions urgentes des exploités et des dominés, d'autant plus que le temps de la politique est dicté quoi qu'on en penser par les institutions de la république, et donc, à certains moments, par le calendrier et les échéances des élections. Intégrer les élections dans une pensée communiste renouvellée capable de conjuguer luttes sociales et campagnes électorales est souhaitable et nécessaire si les gauches radicales veulent éviter de rester marginales dans les rapports de forces du corps politique.
Notons au passage le manque de rigueur logique et l'ambiguïté qui prête le flanc aux raisonnements conspirationnistes et confusionnistes du passage suivant:
"En l’absence des deux partis de gouvernement décomposés, nos vrais maîtres depuis deux siècles, à savoir les propriétaires et gestionnaires des capitaux, étaient quelque peu à la peine. Heureusement (pour eux), avec leur personnel politique habituel, les vieux briscards de la réaction ; avec aussi, bien entendu, l’aide de résidus sociaux-démocrates (Valls, Le Drian, Ségolène Royal et consorts), ils ont bricolé un substitut présentable du bloc parlementaire central en déshérence. Ce fut Macron. Ils ont aussi, chose très utile, et de grande portée à venir, rallié Bayrou, le vieux sage centriste expérimenté, l’homme de toutes les guerres électorales, y compris les plus difficiles. Tout cela fut fait avec brio, en un temps record. Le succès final est pratiquement assuré. "
Articulé autour de ce "ils" qui désigne une classe capitaliste omnisciente et toute-puissante, ce raisonnement finaliste interroge tous les acquis des sciences sociales depuis un siècle. "Les armes du faible sont de faibles armes" soutient Pierre Bourdieu dans La domination masculine: il est temps que de tels raisonnements soient mis hors jeu dans les ressources critiques des gauches radicales aujourd'hui.