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Billet de blog 29 octobre 2024

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Imaginaires de la ville

La crise écologique actuelle doit-elle entraîner la mise à l'écart de la ville dans notre imaginaire politique ?

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Centres déplacés

Ce n'est pas une question nouvelle. Elle revient obstinément dans l'actualité et interroge notre imaginaire politique. Cette question est la ville. On peut notamment le lire dans Libération (édition du 19-20 octobre) dans cet entretien avec la journaliste brésilienne, Eliane Brum, installée à Altamira, là où brûle l'Amazonie.

"Quel a été votre premier contact avec l'Amazonie ?"

Sa réponse illustre le problème que pose la ville aujourd'hui dans l'imaginaire politique des gauches : "C'était en 1988 pour réaliser un reportage sur la route transamazonienne. Sa création, décidée par la dictature militaire qui a opprimé le Brésil de 1964 à 1985, a détruit une grande partie de la forêt. Raconter cette histoire, c'est mettre en lumière un système colonial et capitaliste prêt à tout pour transformer la nature en marchandise. Face à la l'urgence climatique et à la 6e grande extinction des espèces provoquées par une minorité d'humains, il est essentiel de provoquer un déplacement entre ce qui est le centre de nos sociétés et les périphéries. Les centres du monde sont et doivent être des enclaves de nature comme l'Amazonie, les forêts tropicales, les océans... et non les grands centres financiers de nos métropoles. Là où se trouve la vie, et non les marchés."

A gauche, la volonté de rompre avec le colonialisme, le capitalisme et sa logique écocidaire fait partie intégrante de la culture politique commune depuis longtemps. C'est toutefois l'idée d'un déplacement du centre de nos sociétés des métropoles existantes vers des enclaves de nature comme l'Amazonie qui mérite d'être discutée. Cela voudrait-il dire qu'il faudrait abandonner la ville de notre horizon politique d'un monde désirable et plus juste ? 

D'une part, il est indéniable que les métropoles mondiales qui commandent le processus de mondialisation des quarante dernières années font partie d'un imaginaire capitaliste de croissance illimitée. A gauche, on en fait une critique radicale. D'autre part, ces métropoles forment les pièces maîtresses de l'infrastructure matérielle de l'économie capitaliste. Ces centres-là doivent en effet être déplacés : le mouvement altermondialiste et les mouvements sociaux de notre période l'ont amplement souligné.

Ville et émancipation

Mais dans quelle direction ce déplacement doit-il et peut-il s'opérer ? 

De ce point de vue, la proposition écologique ci-dessus d'un décentrement politique du monde vers des espaces à faible densité humaine comme l'Amazonie, les forêts tropicales et les océans apparaît comme une inversion symbolique de la métropolisation et de la prédation capitaliste. En effet, tout se passe dans cette proposition comme si, placés devant notre incapacité à imaginer autre chose que la civilisation capitaliste où la nature est transformée en marchandise, on voulait inverser le développement capitaliste au profit des communs naturels que le progrès moderne avait détruits. A la place d'une nature dominée, maîtrisée et exploitée par le capital et l'Etat, on substitue donc inconsciemment une nature débarrassée des humains alors même que les citadins sont devenus majoritaires depuis 2008 à l'échelle du monde et atteindront les 3/4 de la population mondiale en 2050.

Pourtant, tout au long de la modernité, la ville a fourni le cadre d'imaginaires d'émancipation. Tel était le rôle, par exemple, de la ville dans l'imaginaire social-démocrate et communiste au XXe siècle. Henri Lefebvre écrivait à ce titre, de façon caractéristique en 1967 : "Seul le prolétariat peut investir son activité sociale et politique dans la réalisation de la société urbaine. Seul également, il peut renouveler le sens de l'activité productrice et créatrice en détruisant l'idéologie de la consommation. Il a donc la capacité de produire un nouvel humanisme, différent du vieil humanisme libéral qui achève sa course : celui de l'homme urbain pour qui et par qui la ville et sa propre vie quotidienne dans la ville deviennent oeuvre, appropriation, valeur d'usage (et non valeur d'échange) en se servant de tous les moyens de la science, de l'art, de la technique, de la domination de la nature matérielle." (Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Paris, Economica/Anthropos, 2009 (1967), p. 134).

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Enfants se baignant dans une fontaine au jardin d'acclimatation, Paris, 27 juillet 1933. © Agence Rol. Gallica BNF, www.gallica.bnf.fr

Communs

Parallèlement, on observe aujourd'hui que la ville en tant que commun est menacée par les tendances objectives du capitalisme contemporain. Notre expérience de la ville aujourd’hui est en ce sens caractérisée par une dépossession matérielle et symbolique. La ville comme « commun », telle que définie par David Harvey et d’autres, c’est-à-dire comme espace public fait d’échanges, de relations et de ressources appropriées librement par les habitants de la ville, tend à disparaître dans l’expérience vécue qu’on en fait aujourd'hui. (Cf. Jean Harari, « Le capitalisme contre la ville », Contretemps. Revue de critique communiste, no. 44, janvier 2020, p. 8-17.)

Il s'ensuit donc que la nature et la ville, loin de s'opposer, sont tous deux des communs aptes à nourrir notre imaginaire politique. L’anthropologue Philippe Descola propose en ce sens pour les communs de la Terre, comme les fleuves ou les forêts, mais on pourrait y inclure la ville, d’inverser la démarche et de partir non pas du droit de leurs habitants à l’usage libre de ces communs, mais plutôt des communs eux-mêmes afin d’en faire des milieux de vie protégés par le droit. "[C]ontre l’idée que les humains ont pour vocation l’appropriation du monde, des droits conférés à des milieux de vie – et non pas à la nature qui est une abstraction dangereuse, ou à des humains prédateurs – sont des droits dont les humains qui occupent ces milieux dépendent, et ce ne sont plus alors ces humains qui sont la source de ces droits. Cela change complètement la donne, ce sont les humains qui sont appropriés par le milieu de vie, et non plus l’inverse. Cela me semble fondamental si l’on veut aller à l’encontre du mouvement multiséculaire de dévastation de la planète." 

Les communs, en ville tout autant qu'en Amazonie, deviennent alors un élément incontournable d'un imaginaire politique qui refuse d'être enfermé dans les fausses alternatives de l'ordre existant des choses.

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