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Billet de blog 3 août 2025

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Les sultanes d’Aceh : reines musulmanes au pouvoir visible

Au XVIIe siècle, le royaume d’Aceh fut exceptionnellement dirigé par quatre sultanes audacieuses. Brisant les codes patriarcaux, elles imposèrent stabilité, diplomatie et pouvoir. Oubliées pendant des siècles, ces femmes remarquables revivent aujourd’hui grâce au travail passionné d’historiennes explorant manuscrits et archives oubliées.

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Les sultanes d’Aceh : reines musulmanes au pouvoir visible

Paradoxalement oubliées mais historiquement incontestables, les sultanes d’Aceh incarnent une exception remarquable dans l’histoire du monde islamique. Entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, dans le nord de l’île de Sumatra, ce sont des femmes qui ont régné en leur nom propre à la tête du puissant sultanat d’Aceh Darussalam. Contrairement aux célèbres « sultanes du harem » dans l’Empire ottoman, qui exerçaient leur pouvoir en coulisses, ces reines d’Aceh gouvernaient depuis le trône — à visage découvert, avec autorité officielle.

Un royaume stratégique au carrefour des mondes islamiques et marchands

Le sultanat d’Aceh, fondé à la fin du XVe siècle, devint rapidement un centre majeur du commerce maritime et un bastion de l’islam sunnite en Asie du Sud-Est. Situé à la pointe nord de Sumatra, il contrôlait l’accès au détroit de Malacca, carrefour entre l’Inde, l’Arabie, la Chine et l’archipel malais.

Aceh attira aussi des savants et des pèlerins musulmans, devenant un relais entre l’Asie du Sud-Est et les centres spirituels comme Le Caire ou La Mecque. Mais ce qui fait sa singularité, c’est qu’entre 1641 et 1699, quatre femmes régnèrent successivement comme sultanes, dans un cadre islamique pourtant marqué par le patriarcat.

Quatre reines pour un trône : un règne féminin au cœur de l’orthodoxie

Après la mort du sultan Iskandar Thani, c’est son épouse, Taj ul-Alam Safiatuddin Shah, qui monte sur le trône en 1641. Son règne marque le début d’une ère inédite dans le monde musulman : pendant près de 60 ans, le sultanat fut dirigé par des femmes, sans interruption.

Les souveraines suivantes furent :

  • Nur ul-Alam Naqiatuddin Shah (1675–1678)
  • Inayat Zakiatuddin Shah (1678–1688)
  • Kamalat Syah (1688–1699)

Toutes furent investies de l’autorité politique suprême. Elles signaient des traités, recevaient les ambassadeurs étrangers et dirigeaient la vie religieuse et administrative du royaume.

Un pouvoir féminin légitime, et non dissimulé

À la différence des figures féminines du harem impérial ottoman – comme Kösem ou Hürrem Sultan – qui influençaient la politique depuis l’intimité du palais, les sultanes d’Aceh régnaient publiquement, en leur nom propre. Elles étaient reconnues par les oulémas locaux, les chefs de guerre, les marchands et les dignitaires étrangers. Les archives portugaises, hollandaises et arabes en témoignent : ces femmes étaient perçues comme les dirigeantes légitimes du royaume.

Cela n’allait pourtant pas sans tension : certains juristes musulmans commencèrent à remettre en cause la légitimité féminine, s’appuyant sur des interprétations conservatrices de la charia. Ce fut notamment le cas à la fin du XVIIe siècle, sous l’influence croissante des clercs venus d’Inde ou du Yémen, qui poussèrent au retour d’un sultan homme en 1699.

Une tradition locale qui rendait cela possible

L’existence de ces reines ne peut se comprendre qu’en tenant compte du contexte local. En Aceh, comme dans d’autres sociétés matrilinéaires d’Asie du Sud-Est, les femmes occupaient traditionnellement un rôle central dans l’organisation sociale et économique. La transmission du nom, des terres et de certains titres passait par la lignée maternelle, notamment chez les Minangkabau voisins.

Ainsi, le pouvoir féminin ne constituait pas un scandale culturel. Il s’inscrivait dans une tradition d’équilibre entre les sexes, parfois mise à mal par l’islam importé du Moyen-Orient, mais jamais totalement effacée.

Une histoire oubliée, un modèle à reconsidérer

Aujourd’hui, ces souveraines sont quasiment absentes de la mémoire nationale indonésienne, éclipsées par les figures masculines de la lutte anticoloniale ou de l’islam politique. Peu de manuels scolaires les mentionnent, peu de monuments les célèbrent. Et pourtant, elles sont la preuve que l’islam et le leadership féminin ont coexisté harmonieusement, pendant plusieurs décennies, dans un royaume respecté et influent.

Des historiennes comme Virginia Matheson Hooker, Annabel Gallop, ou encore Sher Banu A.L. Khan ont redonné vie à ces figures oubliées, en dépouillant les manuscrits malais, les chroniques coloniales et les archives ottomanes.

Aceh, ou le souvenir d’un islam au féminin

À l’heure où les débats sur la place des femmes dans l’islam font rage, les sultanes d’Aceh rappellent que l’histoire musulmane est plus diverse qu’on ne le croit. Elles gouvernaient un État musulman sans renier leur foi, ni dissimuler leur pouvoir.

Elles ne furent ni des exceptions honteuses ni des accidents historiques, mais des souveraines respectées. En leur redonnant leur juste place, on éclaire non seulement le passé, mais aussi les possibles du présent.

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