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Billet de blog 3 août 2025

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Ongen et le retour du tigre : autopsie d’une grâce présidentielle sous tension

Indonésie : Yulianus Paonganan, alias Ongen, ex-prisonnier pour un tweet jugé offensant envers Jokowi, vient d’être gracié par Prabowo. Derrière ce geste apparemment humaniste se profile une manœuvre politique plus profonde. En libérant un critique de l’ancien président, Prabowo semble vouloir affirmer qu’un seul tigre peut désormais régner sur la montagne.

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Ongen et le retour du tigre : autopsie d’une grâce présidentielle sous tension

Le 1er août 2025, le président indonésien Prabowo Subianto accorde une grâce officielle à Yulianus Paonganan, plus connu du public sous le nom d’Ongen, emprisonné depuis 2015 pour avoir publié une photo de Jokowi aux côtés de l’actrice sulfureuse Nikita Mirzani, accompagnée du hashtag provocateur #PapaDoyanLonte — Papa aime les prostituées.

Une grâce en apparence neutre, un message de pouvoir en creux

En apparence, ce geste semble relever d’un souci d’apaisement ou de réconciliation nationale. Mais à y regarder de plus près, cette grâce résonne comme un message politique puissant, dans un climat que certains analystes qualifient de rivalités silencieuses entre deux pôles de pouvoir : celui du président sortant Jokowi, et celui du président entrant Prabowo.

La trajectoire d’Ongen est à bien des égards emblématique. Docteur en océanographie et entrepreneur dans le secteur maritime, il est loin d’être un agitateur marginal. Technocrate diplômé, formé dans les institutions nationales, il s’est tourné dans les années 2010 vers une critique assumée du pouvoir en place, utilisant les réseaux sociaux, en particulier Twitter, comme plateforme de diffusion de ses opinions. Conservateur, nationaliste, mais parfois aussi mordant, il dénonçait ce qu’il percevait comme une dérive populiste du gouvernement Jokowi, qu’il accusait d’abuser de son image médiatique.

Son tweet de décembre 2015, allusif, provocateur, et à double sens, a suffi à déclencher sa chute. Dans un climat marqué par l’intolérance croissante envers les critiques en ligne, il fut arrêté, accusé d’atteinte à la décence publique et d’insulte envers le président, puis condamné à une peine de prison lourde. Ce fut l’un des premiers cas spectaculaires d’utilisation de la Loi ITE contre une figure publique non violente. Un exemple parfait d’un usage politique du droit pour imposer une discipline du silence.

Ongen : de prisonnier contesté à symbole politique

Pendant son incarcération, Ongen est resté une figure controversée mais suivie. Certains le voyaient comme un provocateur irresponsable, d’autres comme un symbole de la criminalisation de l’opinion. Il ne s’est jamais excusé, et ses partisans ont continué de dénoncer un procès politique. Sa libération, huit ans plus tard, sous forme de grâce présidentielle, relance la lecture politique de son affaire.

Pourquoi Prabowo, arrivé au pouvoir début 2025, choisit-il Ongen comme l’un des premiers bénéficiaires de sa clémence ? Certes, ce geste peut être interprété comme un signal en faveur de la liberté d’expression. Mais il faut le lire aussi dans le langage codé du pouvoir indonésien, où les actes publics sont toujours des messages privés.

Prabowo impose sa souveraineté : un seul tigre au sommet

En graciant un homme condamné pour avoir insulté Jokowi, Prabowo ne se contente pas de réparer une injustice. Il redessine la carte des loyautés. Il montre qu’il a sa propre conception de l’autorité, qu’il ne prolonge pas automatiquement le legs de son prédécesseur, et surtout qu’il assume désormais d’être l’unique détenteur du feu symbolique. En libérant Ongen, il affirme : l’ère Jokowi est finie. Il n’y a désormais  « qu’un seul tigre dans la montagne ».

Ce proverbe résonne ici comme une mise en garde. Jokowi, bien que constitutionnellement retraité, continue d’influencer les cercles économiques et militaires. Son fils est vice-président, son ancien entourage occupe encore des postes clefs. Mais Prabowo, fort de son autorité militaire et d’une popularité renouvelée, commence à démanteler les symboles de l’ancien régime. Il rappelle que le pardon, comme la punition, est un acte de souveraineté. Que ceux que Jokowi avait fait taire, lui peut les faire parler à nouveau — à condition qu’ils n’oublient pas à qui ils doivent leur liberté.

Dans cette redistribution des cartes, Ongen devient bien plus qu’un homme libre. Il devient une pièce du récit présidentiel, un pion repositionné dans la narration du pouvoir. Non pas un héros, ni même une victime au sens plein du terme, mais un symptôme du rapport pathologique de l’État indonésien à la critique, et une clef dans le jeu d’échec politique qui s’ouvre.

Grâce symbolique ou rappel du pouvoir absolu ?

Reste à savoir si cette grâce est le début d’une libéralisation véritable, ou simplement un geste ponctuel destiné à légitimer une nouvelle hégémonie. Le passé militaire de Prabowo, son goût pour la centralisation autoritaire, et sa vision très personnalisée du commandement n’inspirent pas à première vue un souffle démocratique. Mais dans un pays où la symbolique compte plus que les décrets, chaque libération, chaque geste, chaque silence prend le poids d’un discours.

La grâce accordée à Ongen ne répare pas une injustice systémique. Elle en souligne l’existence. Et elle confirme, dans les faits, que la justice indonésienne demeure poreuse au pouvoir politique, quel que soit celui qui le détient. L’histoire retiendra peut-être ce moment non comme une réconciliation, mais comme un avertissement : à la fin, il n’y a qu’un seul tigre au sommet, et c’est lui qui décide qui peut rugir — et qui doit se taire.

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