Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 3 août 2025

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Unité, tolérance, développement : le lexique d’un ordre silencieux

Dans les discours officiels indonésiens, des mots comme « unité », « tolérance » ou « développement » reviennent sans cesse. Mais derrière leur apparente bienveillance se cache une mécanique de contrôle. Car ces mots, loin de guérir les blessures du passé, servent souvent à imposer le silence à ceux qui demandent justice.

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Unité, tolérance, développement : le lexique d’un ordre silencieux

En Indonésie, les mots forts occupent une place importante. Ils résonnent dans les discours présidentiels, s’inscrivent dans les manuels scolaires, décorent les panneaux des villes comme des villages. « Persatuan », « kebinekaan », « toleransi », « pembangunan » : autant de termes porteurs de valeurs, élevés au rang de principes fondamentaux.

Un langage de paix aux exigences implicites

Ces mots, souvent employés pour promouvoir la paix, peuvent aussi masquer des attentes précises. Derrière l’appel à l’unité peut se cacher une forme d’harmonisation qui demande parfois un certain alignement. Derrière la tolérance se dessine parfois une attente de discrétion, et derrière le développement, une dynamique qui peut entraîner des changements profonds pour les communautés locales.

Depuis la transition démocratique de 1998, l’Indonésie a multiplié les engagements en faveur de la diversité et de l’harmonie. Le slogan national Bhinneka Tunggal Ika – unité dans la diversité – reste une aspiration majeure, tant que cette diversité s’exprime dans un cadre consensuel. 

Comme le souligne Andreas Harsono, expert indonésien des droits humains et chercheur pour Human Rights Watch (HRW), la tolérance est souvent conditionnée : elle existe tant qu’elle ne dérange pas la majorité.

Lorsque des groupes minoritaires formulent des demandes de reconnaissance historique, culturelle ou politique, la réponse peut parfois s’orienter vers un appel à la préservation de la cohésion nationale, par des expressions telles que « Jangan memecah belah bangsa » – « ne divisez pas la nation ».

Une invitation au calme qui peut étouffer des blessures profondes

Cette formule, souvent répétée, vise à préserver une image d’unité et de stabilité. Elle peut être perçue comme une manière de protéger la société d’un éclatement, mais aussi comme un frein à l’expression des douleurs passées. Les personnes touchées par les violences des années 1960, les peuples autochtones des forêts de Kalimantan aux vallées d’Aceh, ou encore les Papous, se retrouvent souvent confrontés à cet appel au silence quand elles souhaitent évoquer leur histoire ou défendre leurs droits.

Le passé est souvent présenté comme une période révolue, et le développement comme une priorité pour tous. L’expression « jangan ungkit luka lama » – « ne rouvrez pas les anciennes blessures » – est fréquemment utilisée par les responsables politiques. Cependant, pour beaucoup, ces blessures restent présentes, et leur guérison ne saurait se faire sans dialogue.

Développement et tolérance : des notions porteuses mais parfois restrictives

L’obsession du développement se traduit par des projets d’infrastructures ambitieux, symboles de modernité. Routes, barrages, nouvelles capitales sont présentés comme des progrès, mais ils soulèvent aussi des questions sur leur impact sur les populations locales et l’environnement. Souvent, ces projets se déploient avec peu de consultation, laissant les communautés dans une position d’observateurs plutôt que d’acteurs.

Le mot « tolérance », bien qu’universellement valorisé, peut prendre un sens ambivalent. En Indonésie, il se conjugue parfois avec une attente de réserve de la part des minorités religieuses, des croyances autochtones, des personnes LGBT, ou des défenseurs des droits humains.

Le concept de kerukunan – harmonie entre groupes – est souvent mis en avant, mais il suppose que les revendications se fassent avec discrétion afin de préserver la paix sociale. Le point culminant de ces efforts a été marqué par la visite du pape François en septembre 2024, qui a souligné l'importance du dialogue interreligieux et de la réconciliation dans cette région, contribuant à faire valoir l’Indonésie comme un exemple possible de coexistence à l’échelle mondiale.

Cependant, malgré les célébrations officielles de la paix religieuse, certains groupes font face à des restrictions ou à des menaces, et les autorités encouragent la modération au nom de la stabilité.

Quand la parole devient un acte de résistance

Les mots – unité, tolérance, développement – constituent une grammaire officielle du pouvoir. Ils peuvent être doux en apparence, mais ils organisent parfois une forme d’oubli ou d’effacement. Cette langue du pouvoir, souvent implicite dans ses interdits, fait peser une certaine pression sur ceux qui souhaitent exprimer des réalités difficiles.

Pourtant, la parole et la mémoire sont vivantes. Au-delà des discours officiels, d’autres récits circulent, dans les chants, les contes, les graffitis, les conversations du quotidien et sur les réseaux sociaux. La mémoire persiste, et les blessures continuent d’exister, alimentant une volonté de reconnaissance.

Peut-être qu’un jour, en Indonésie, des mots porteurs de guérison et de compréhension mutuelle remplaceront ceux qui invitent au silence.

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