De Napoléon à l’Archipel : les traces françaises dans l’histoire de l’Indonésie
Lorsque l’on évoque l’histoire coloniale de l’Indonésie, les puissances les plus souvent mentionnées sont les Pays-Bas, le Portugal ou le Japon. La France, elle, semble n’y figurer qu’en marge, comme une silhouette furtive dans un tableau dominé par d’autres empires.
Et pourtant, la présence française – quoique discrète – a laissé des empreintes durables dans plusieurs dimensions de la vie indonésienne : le droit, la langue, la culture, et même l’armée coloniale.
Depuis le tumulte des guerres napoléoniennes jusqu’aux salons feutrés des élites indo-européennes, les influences françaises ont sillonné l’histoire de l’archipel. Explorons cette histoire peu racontée, mais fascinante.
Quand Napoléon réorganise le monde… jusqu’à Java
Au tournant du XIXe siècle, la France napoléonienne redessine la carte de l’Europe. La Hollande, républicaine et fragile, tombe dans l’orbite de Paris. D’abord transformée en République batave (1795), puis en Royaume de Hollande sous Louis Bonaparte (1806), elle est finalement annexée à l’Empire en 1810. Ce bouleversement géopolitique touche directement les Indes néerlandaises, c’est-à-dire l’actuelle Indonésie.
Dans cette conjoncture, Napoléon nomme Herman Willem Daendels comme gouverneur général à Java (1808–1811). Daendels, fervent jacobin et admirateur du Petit Caporal, arrive avec un objectif clair : centraliser, discipliner et moderniser l’administration coloniale. Il fait construire la Grande Route Postale (De Grote Postweg), renforce les structures militaires, et impose une gouvernance autoritaire à la manière du modèle impérial français.
Java devient ainsi – sans que les canons tricolores y débarquent – un laboratoire colonial napoléonien. La France agit par procuration, à travers ses alliés bataves.
Le Code Napoléon, un héritage silencieux
Mais l’influence la plus durable du Premier Empire en Indonésie n’est pas militaire. Elle est juridique. En 1804, Napoléon fait adopter le Code civil des Français, une œuvre de codification ambitieuse qui influence rapidement le droit hollandais. Lorsque les Pays-Bas colonisent l’Indonésie au XIXe siècle, ils y exportent leur droit civil... qui est lui-même fortement imprégné des principes napoléoniens.
Aujourd’hui encore, le Code civil indonésien (Kitab Undang-Undang Hukum Perdata) conserve des structures inspirées du Code Napoléon : l’autonomie de la volonté, la propriété individuelle, la bonne foi contractuelle. Ce n’est pas dans la métropole, mais dans des villes coloniales comme Batavia, Padang ou Surabaya que le Code a d’abord été appliqué.
Les Français dans l’armée coloniale des Indes orientales néerlandaises (KNIL)
Après la chute de Napoléon, des centaines de soldats français, officiers sans solde ou aventuriers de fortune, cherchent un nouvel horizon. Certains d’entre eux, aux côtés de mercenaires allemands, suisses ou belges, rejoignent le KNIL – l’armée coloniale néerlandaise des Indes orientales.
Ils participent à des campagnes féroces : la guerre de Java (1825–1830), les expéditions contre les royaumes de Sumatra ou les révoltes à Bornéo.
Ces anciens grognards de l’Empire deviennent des instruments de l’ordre colonial néerlandais, souvent sans gloire ni reconnaissance, mais avec un impact réel sur le terrain.
Un enracinement discret
Certains de ces Français ne repartent jamais. Ils se marient avec des femmes locales, deviennent commerçants, enseignants ou officiers retraités dans les petites villes coloniales. Leurs descendants se fondent dans la communauté indo-européenne. Ainsi, des noms à consonance française apparaissent dans les registres coloniaux : Du Bus, Lamoureux, Fournier...
Un exemple notable est Charles Joseph du Bus de Gisignies, d’origine belge-française, gouverneur-général des Indes néerlandaises de 1826 à 1830. Il incarne cette présence francophone dans l’appareil colonial hollandais.
Un tournant pour les minorités catholiques de l'archipel : le Concordat et le vicariat apostolique de Batavia
Un autre héritage français, moins visible mais fondamental, est d’ordre religieux. Le Concordat signé entre Napoléon et le pape Pie VII en 1801, qui réorganise les relations entre l’Église et l’État en France, inspire aussi les colonies bataves.
Dans les Indes orientales néerlandaises, où les catholiques étaient longtemps marginalisés et soumis à des restrictions sévères sous la domination calviniste, la situation évolue.
Grâce à l'influence des idées concordataires et à l’évolution politique de l’époque, Rome crée en 1807 la préfecture apostolique de Batavia. C’est la reconnaissance officielle d’une Église catholique dans l’archipel, après deux siècles de persécution discrète.
Cette ouverture marque un tournant pour les communautés catholiques locales, souvent composées de métis portugais et d’esclaves affranchis, leur permettant de reconstruire des structures pastorales stables et visibles.
La langue française dans le quotidien indonésien
Même sans colonie directe, la langue française a pénétré l’archipel par le biais des élites néerlandaises. Du XVIIIe au XIXe siècle, le français est la langue de la diplomatie, du bon goût et de la haute société en Europe. Les Hollandais cultivés – et donc les colons instruits des Indes – parlent ou lisent le français.
Par cette médiation, de nombreux mots français entrent dans le vocabulaire indonésien, souvent via le néerlandais :
Mode et élégance : butik (boutique), parfum, salon.
Cuisine : mayones (mayonnaise), omelet, croissant
Culture et diplomatie : protokol, etiket, brosur, misi.
Ces mots deviennent des empreintes invisibles de l’influence française, incrustées dans le tissu linguistique indonésien.
Le français, langue du prestige
Dans les cercles indo-européens, parler français est un signe de raffinement. Les jeunes filles bien nées apprennent la grammaire de Bescherelle et lisent Rousseau dans les pensionnats de Batavia. La langue de Voltaire devient celle de l’aspiration sociale, même dans une colonie néerlandaise.
Un héritage vivant dans l’Indonésie moderne
1. Droit positif et traditions françaises
L’empreinte napoléonienne sur le droit reste visible dans l’Indonésie contemporaine. Le droit civil indonésien, bien qu’amendé, conserve des principes fondamentaux issus du Code Napoléon. L’idée d’un droit rationnel, universel, codifié, oppose la législation moderne à la coutume locale – un conflit qui persiste dans le débat sur la reconnaissance des droits autochtones.
2. Intellectuels et pensées françaises
Dans les universités indonésiennes, des penseurs français tels que Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Pierre Bourdieu ou Jacques Derrida sont étudiés avec passion. Leurs critiques du pouvoir, de la modernité, du colonialisme trouvent un écho profond dans la société postcoloniale indonésienne. À bien des égards, la pensée française est aujourd’hui un instrument de déconstruction du legs colonial – y compris du legs français lui-même.
Une influence sans empire, une présence sans armée
La France n’a jamais colonisé l’Indonésie. Pourtant, elle y a laissé une empreinte. Par le biais du droit, de la langue, de l’éducation, et même de quelques officiers égarés, elle a contribué – en sourdine – à la formation de l’Indonésie moderne.
Cette histoire est celle d’un empire absent mais influent, d’une culture qui voyage sans drapeau, d’un imaginaire qui pénètre les sociétés sans les conquérir. À l’heure où l’on redécouvre les multiples strates de la mondialisation historique, il est temps de redonner à la France sa juste place dans la mosaïque indonésienne.