L’Indonésie à la croisée des chemins démocratiques
L’Indonésie a longtemps été saluée comme un modèle de démocratie en Asie. Premier pays à majorité musulmane à adopter un régime parlementaire dans les années 1950, elle faisait figure d’exception dans une région marquée par l’autoritarisme ou les instabilités liées aux périodes postcoloniales.
Mais aujourd’hui, la plus grande démocratie d’Asie du Sud-Est semble entrer dans une ère de régression inquiétante. Comment ce pays, jadis pionnier du pluralisme politique, en est-il arrivé à mettre en péril ses propres fondations démocratiques ?
Un passé prometteur : la démocratie parlementaire des années 1950
À la sortie de l’occupation japonaise, l’Indonésie proclame son indépendance en 1945, puis mène une guerre révolutionnaire de quatre ans contre les Pays-Bas avant que son indépendance ne soit reconnue en 1949.
Si le régime présidentiel initial incarné par Soekarno visait à préserver l’unité dans la diversité d’un archipel immense, c’est entre 1950 et 1957 que l’Indonésie connaît sa première expérience pleinement démocratique : multipartisme, liberté de la presse, élections régulières, et débats parlementaires nourris caractérisent cette période.
L’Indonésie devient ainsi la première démocratie parlementaire dans un pays à majorité musulmane, accueillant une pluralité d’idéologies : nationalistes, islamistes, socialistes, communistes, et régionalistes coexistent dans un climat de débat intense, certes chaotique, mais profondément participatif.
La parenthèse autoritaire : la démocratie dirigée de Soekarno et le régime militaire de Soeharto
Cette effervescence démocratique ne survit toutefois pas à la montée des tensions idéologiques et aux pressions militaires. En 1957, Soekarno instaure la « Démocratie dirigée », fusion entre autorité présidentielle, rôle croissant de l’armée et marginalisation du parlement. Le coup d’État militaire de 1965, accompagné d’un génocide anti-communiste qui coûte la vie à environ un million de personnes, ouvre la voie à la dictature de Soeharto (1966–1998), connue sous le nom de Nouvel Ordre.
Pendant 32 ans, la répression politique, la corruption et le contrôle de l’information règnent. Pourtant, c’est paradoxalement cette longue nuit autoritaire qui va faire mûrir les aspirations démocratiques de la population et nourrir les mouvements de réforme qui émergeront à la chute du régime.
La transition démocratique post-1998 : un espoir immense
La chute de Soeharto en 1998 déclenche une vague de réformes majeures. L’Indonésie adopte un système électoral multipartite, décentralise le pouvoir, renforce la liberté d’expression et institue un système judiciaire plus indépendant. Les élections présidentielles deviennent directes à partir de 2004. Cette période, appelée Reformasi, redonne espoir : les ONG, les médias indépendants et la société civile prospèrent.
Au tournant des années 2010, l’Indonésie est saluée comme une démocratie dynamique, modérée, capable d’allier islam et pluralisme, modernité et tradition, nationalisme et ouverture.
Le tournant illibéral des années 2020
Mais cette trajectoire prometteuse commence à s’inverser. Sous le second mandat de Joko Widodo (Jokowi), président élu en 2014 et initialement salué comme « l’Obama indonésien », plusieurs signes inquiétants de recul démocratique se manifestent : affaiblissement des contre-pouvoirs, restrictions croissantes des libertés civiles, réformes judiciaires controversées, et climat politique de plus en plus hostile à la dissidence. Ce durcissement s’accompagne également d’une marginalisation accrue de certaines minorités ethniques et religieuses, notamment les Papous, les Chinois et la communauté Ahmadiyya.
Le retour de figures militaires dans la sphère politique, l'émergence d'un nationalisme religieux excluant, et la montée de l'intolérance envers les voix dissidentes rendent la démocratie indonésienne de plus en plus « illibérale ».
Vers une démocratie façade ?
La démocratie formelle subsiste : les élections continuent d’avoir lieu, les partis fonctionnent, la presse n’est pas totalement muselée. Mais ces éléments ne suffisent plus à garantir un véritable gouvernement du peuple. Comme l’a souligné le politologue Fareed Zakaria, certaines démocraties dites « électorales » peuvent, en réalité, bafouer l’État de droit, la séparation des pouvoirs et les libertés fondamentales.
La nomination de Prabowo Subianto – ancien général accusé de crimes contre l’humanité – comme successeur désigné de Jokowi, incarne un retour à une culture politique autoritaire sous des habits démocratiques.
Nous devons rester vigilants, car la démocratie ne meurt pas toujours d’un coup d’État. Souvent, elle se délite lentement, à force de compromis politiques, d’apathie publique et de peur. Il ne faut jamais oublier que la démocratie indonésienne, comme toute démocratie, n’est jamais acquise. Elle est toujours à (re)conquérir.
L’unité contre la liberté : autoritarisme à la périphérie de la République indonésienne
L’histoire contemporaine de l’Indonésie ne peut être comprise sans aborder les marges de son héritage post-colonial, là où la démocratie est souvent la première victime du nationalisme centralisateur. Trois cas emblématiques illustrent cette dynamique : la Papouasie occidentale, le Nord Bornéo (Sabah et Sarawak), et le Timor oriental,
Papouasie occidentale : domination sous le silence
Intégrée à l’Indonésie en 1963 à la suite d’un processus diplomatique controversé impliquant les Nations unies et plusieurs puissances occidentales, la Papouasie occidentale (anciennement Nouvelle-Guinée néerlandaise) connaît depuis une forte présence militaire ainsi qu’une influence politique et culturelle marquée. Le soi-disant Acte de Libre Choix de 1969, souvent surnommé l’Acte de Non-Choix, n’a concerné que 1 025 "représentants" sélectionnés et menacés, dans un contexte d’occupation militaire intense.
Depuis lors, toute revendication identitaire ou indépendantiste est réprimée au nom de l’intégrité nationale. La militarisation massive, les disparitions forcées, les exécutions extrajudiciaires et les déplacements forcés de populations ont transformé la région en un laboratoire de l’autoritarisme indonésien. La démocratie, dans cette province, n’est qu’un mot vide de sens : pas de presse libre, pas de contrôle civil sur les forces de sécurité, et une terre soumise à la logique extractiviste des grandes entreprises, souvent au mépris des droits des peuples autochtones.
Bornéo du Nord : le rêve avorté de Konfrontasi
Dès le début des années 1960, le régime de Soekarno revendique les territoires de Sabah et Sarawak (au nord de Bornéo), alors en voie d’intégration à la fédération de Malaisie. Ce conflit, appelé Konfrontasi (1963–1966), est une tentative militaro-idéologique d’annexion sous prétexte de lutte anticoloniale contre « l’impérialisme britannique ».
Mais derrière ce discours se cachait une stratégie d’expansion territoriale aux dépens de l’ordre régional. La campagne fut un échec militaire et diplomatique, ternissant l’image internationale de l’Indonésie et provoquant un isolement croissant. Ce revers marque une radicalisation du pouvoir de Soekarno, qui précipitera sa chute et ouvrira la voie au régime autoritaire de Soeharto.
Timor oriental : une tragédie postérieure à la domination étrangère
En 1975, profitant du retrait portugais, l’Indonésie envahit le Timor oriental, malgré l'opposition de l’ONU. L’annexion fut justifiée par la lutte contre le communisme et l’intégration d’un territoire « historiquement indonésien ». Mais derrière ce prétexte, se cachait une occupation brutale : près de 200 000 Timorais meurent en un quart de siècle de répression, famine et guerre.
Le régime de Soeharto n’a pas hésité à transformer cette petite nation catholique en champ de bataille, tout en dissimulant les exactions grâce à la censure. Ce n’est qu’en 1999, sous pression internationale et après la chute de Soeharto, que le Timor oriental obtient un référendum d’autodétermination, suivi d’une indépendance douloureuse mais légitime.
Cet épisode a profondément ébranlé le mythe de la démocratie indonésienne : un État capable d’organiser des élections, mais aussi d’envahir et de tuer au nom de l’unité nationale.
Unité nationale contre démocratie réelle ?
Ces trois exemples montrent comment le discours d’unité nationale, souvent sacralisé dans la rhétorique de l’État indonésien, a servi de prétexte à la militarisation, à la répression des identités locales, et à la suspension des libertés fondamentales. De la Papouasie à Dili, en passant par la jungle de Bornéo, ce sont toujours les populations marginalisées qui paient le prix d’un nationalisme autoritaire.
Aujourd’hui encore, ce legs issu de la période coloniale hante la démocratie indonésienne. Car une démocratie qui ne respecte pas ses marges, ses minorités, et ses voix dissidentes n’est qu’une façade. Elle peut organiser des élections, mais elle a perdu son âme.
Une démocratie respectueuse des différences, est-ce possible ?
L’Indonésie se trouve à un moment crucial de son histoire démocratique. Pour que la démocratie ne reste pas une simple façade, il est indispensable que le pays renouvelle son engagement envers les principes fondamentaux de liberté, d’égalité et de respect des droits de tous ses citoyens, y compris ceux des régions périphériques.
La véritable démocratie indonésienne ne pourra s’épanouir que si elle intègre pleinement la diversité ethnique, culturelle et politique de son immense archipel, en cessant de privilégier une unité centralisatrice au détriment des aspirations locales. Ce défi, bien que complexe, est la condition sine qua non pour construire une nation durable, juste et véritablement démocratique.