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Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 5 juin 2025

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TNI : L’armée indonésienne, entre ombre et lumière

Institution redoutée et controversée, l’armée indonésienne (TNI), née de la lutte pour l’indépendance, incarne à la fois la souveraineté nationale et un paradoxe : accusée de violations des droits humains, elle reste un pilier de rigueur, de méritocratie et de stabilité dans une société marquée par des tensions religieuses et identitaires.

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TNI: L’armée indonésienne, entre ombre et lumière

Institution redoutée, parfois respectée, souvent critiquée, l’armée indonésienne – connue sous le nom de "Tentara Nasional Indonesia" (TNI) – occupe une place singulière dans l’histoire politique, sociale et morale de l’Indonésie contemporaine. Érigée dès les débuts de la lutte pour l’indépendance comme pilier de la souveraineté nationale, elle incarne aujourd’hui l’un des paradoxes les plus troublants de la République : une institution accusée de graves violations des droits humains, notamment à Aceh, au Timor oriental et en Papouasie occidentale, mais qui reste pourtant un des rares bastions de rigueur éthique, d’ascension méritocratique et de stabilité républicaine dans une société traversée par les tensions religieuses et identitaires.

Une armée fondatrice et pluraliste

L’histoire de la TNI est indissociable de celle de la nation. Née dans le feu de la révolution, elle se structure dès 1945 avec la figure du général Oerip Soemohardjo, un officier chrétien d’aristocratie javanaise, premier chef d’état-major de l’Armée de la République. Lui succéderont des figures aussi diverses que le catholique Léonardus Benjamin Moerdani, premier commandant suprême chrétien, ou l’amiral John Lie Tjeng Tjoan, Sino-indonésien protestant et héros méconnu de la guerre d’indépendance. Dans une nation majoritairement musulmane et traversée par des réflexes identitaires, la TNI a longtemps été l’un des rares corps étatiques à intégrer sans trop d’hostilité des minorités ethniques et religieuses à des postes de responsabilité.

C’est aussi le cas de Luhut Binsar Panjaitan, général chrétien batak, qui continue aujourd’hui à jouer un rôle influent au sommet du pouvoir, à la croisée de l’armée, de l’économie et de la politique. Cette capacité d’intégration témoigne d’une tradition méritocratique enracinée dans une logique de cohésion nationale forgée pendant la révolution, où l’engagement envers la patrie primait sur les identités confessionnelles.

Une armée accusée, et souvent à raison

« Une armée forte ne se mesure pas à ses armes, mais à sa foi dans la cause de la justice. »

– Général Sudirman, commandant suprême de la TNI (1945–1950), successeur de Oerip Soemohardjo.

Cependant, ce pluralisme affiché et cette rigueur morale apparente ne sauraient occulter l’héritage controversé de la TNI. Depuis 1965, l’armée indonésienne est impliquée dans plusieurs des épisodes les plus sombres de l’histoire nationale :

Les massacres anticommunistes de 1965-66 ont fait entre 500 000 et 1 million de morts. La répression au Timor oriental a causé 100 000 à 200 000 morts. En Papouasie occidentale et à Aceh, les opérations militaires et les violations des droits humains ont fait des dizaines de milliers de victimes. À cela s’ajoutent des assassinats extrajudiciaires, tortures, intimidations de journalistes et expropriations violentes de communautés autochtones.

Dans de nombreuses régions périphériques, l’uniforme militaire inspire plus la peur que la fierté. La doctrine du "dwifungsi" (double fonction), qui a longtemps permis aux militaires d’occuper des postes civils dans l’administration, a ancré une culture d’impunité. Et même si les réformes post-Suharto ont tenté de professionaliser l’institution et de limiter ses pouvoirs politiques, le poids de l’armée reste considérable, y compris dans l’économie.

L’armée indonésienne possède ou contrôle de nombreuses entreprises dans divers secteurs : exploitation minière, agriculture, logistique, etc. Les revenus informels et les partenariats privés persistent. Un exemple flagrant est celui de la Fondation Kartika Eka Paksi, affiliée à l’armée de terre, qui a longtemps contrôlé des entreprises lucratives dans les secteurs du transport et de la construction, tout en échappant à tout audit public. Cela soulève des enjeux de transparence, de corruption et de contrôle civil sur les forces armées. 

Bastion d’ordre moral dans une république en mutation

Pourtant, dans un contexte de montée de l’islamisme et de délitement moral dans certains cercles de pouvoir civil, la TNI apparaît à bien des égards comme un bastion d’ordre républicain et moral. C’est aujourd’hui l’une des rares institutions étatiques à imposer la monogamie stricte à ses officiers – une rigueur qui tranche avec l’expansion sociale de la polygamie dans d’autres secteurs publics ou religieux. Cette exigence, héritée de la tradition militaire javanaise et de l’éthique du service républicain, participe à une image de discipline morale que beaucoup d’Indonésiens perçoivent comme un rempart contre la dérive conservatrice de la société.

De plus, l’armée maintient une certaine distance avec les mouvements islamistes radicaux, et reste officiellement fidèle au "Pancasila" – cette idéologie fondatrice de l’Indonésie pluraliste, qui garantit la coexistence des religions et le rejet de la théocratie. Là où certains partis politiques ou organisations civiles flattent les sensibilités religieuses majoritaires, la TNI garde une posture nationaliste laïque, parfois autoritaire, mais globalement modératrice.

Une institution à réformer, mais pas à diaboliser

Faut-il alors réhabiliter l’image de l’armée ? Certainement pas sans conditions. Mais il est intellectuellement malhonnête de réduire la TNI à un simple appareil de répression. Il faut reconnaître sa complexité : institution autoritaire certes, mais aussi gardienne de certaines valeurs républicaines aujourd’hui fragilisées. Dans un paysage politique de plus en plus fragmenté, elle reste l’un des rares lieux où les minorités peuvent encore grimper les échelons de l'État, non sans difficulté, mais avec des chances réelles de reconnaissance.

Réformer la TNI est nécessaire : pour soumettre ses membres au droit civil, pour démilitariser les zones sensibles comme la Papouasie, pour démanteler ses réseaux économiques opaques. Mais dans cette réforme, il faut préserver ce que l’armée incarne encore de positif : la discipline, le sens du devoir, le pluralisme laïque, et un certain idéal moral. Ce n’est pas en diabolisant l’armée qu’on construira une démocratie stable, mais en exigeant d’elle qu’elle soit à la hauteur de sa propre histoire.

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