Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 5 juillet 2025

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Pourquoi les Français doivent s'intéresser à l'histoire de l'Indonésie ?

L’Indonésie, bien plus qu’un simple archipel exotique : une histoire tissée de puissantes civilisations, de colonisation implacable, et de combats acharnés pour la démocratie et les droits autochtones. Et si la France osait enfin regarder au-delà des clichés pour comprendre ce géant méconnu ?

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Pourquoi les Français doivent s’intéresser à l’histoire de l’Indonésie : au-delà des clichés, un passé complexe et un présent tourmenté

L’Indonésie, archipel aux 17 000 îles s’étendant de Sumatra à la Papouasie, est le quatrième pays le plus peuplé au monde et la première démocratie musulmane en termes de population. Pourtant, elle demeure largement absente de l’horizon historique, intellectuel et médiatique français. Trop souvent réduite à Bali, à ses plages paradisiaques ou à un exotisme de carte postale, l’Indonésie reste méconnue malgré ses implications majeures dans l’histoire mondiale et ses enjeux contemporains cruciaux.

S’intéresser à l’Indonésie, ce n’est pas seulement élargir sa culture générale. C’est aussi poser un regard critique sur notre manière de raconter le monde, de penser la colonisation, la démocratie, la diversité culturelle et les luttes des peuples périphériques. C’est une manière de nous décentrer, et peut-être, de mieux nous comprendre nous-mêmes.

Un passé ancien, vibrant et trop souvent occulté

Bien avant l’arrivée des Européens en Asie du Sud-Est, l’archipel indonésien abritait de puissantes civilisations maritimes. Le royaume de Srivijaya (VIIe-XIIIe siècles), basé à Palembang, fut un centre de bouddhisme mahāyāna et un carrefour stratégique du commerce entre l’Inde et la Chine. Plus tard, l’empire Majapahit (XIIIe-XVe siècles) étendit son influence sur la quasi-totalité de l’archipel, de Bornéo aux Moluques, en passant par Bali.

Cette histoire contredit le mythe d’une Asie "en sommeil" avant l’arrivée occidentale. Elle montre au contraire une zone dynamique, en interaction permanente avec les grandes civilisations de l’Ancien Monde. Le temple de Borobudur (VIIIe siècle), classé au patrimoine mondial, témoigne d’un raffinement artistique et d’une spiritualité complexe. La persistance de cosmologies locales dans les rituels, les arts, la conception de l’espace ou les hiérarchies sociales souligne une mémoire vivante, parfois souterraine mais toujours active.

Comme l’a écrit Michel de Certeau, certaines cultures « se transmettent non dans des livres mais dans les gestes, les rythmes, les formes de cohabitation. » Ce patrimoine immatériel, souvent invisible pour l’œil occidental, constitue une richesse anthropologique et politique majeure, que la France gagnerait à mieux connaître.

Une colonisation brutale, mais largement ignorée en France

La colonisation néerlandaise de l’Indonésie (XVIIe-XXe siècle) est l’un des épisodes les plus longs de l’histoire coloniale moderne. Pourtant, elle reste un angle mort de l’enseignement historique français. Loin d’être un simple épisode de commerce maritime, cette occupation fut marquée par des logiques d’exploitation brutale et de destruction culturelle. La VOC (Compagnie néerlandaise des Indes orientales) fut l’un des prototypes du capitalisme colonial : elle édictait ses lois, levait ses armées, organisait des monopoles et recourait au travail forcé.

L’épisode du massacre de Banda (1621), où la VOC extermina la quasi-totalité des habitants de l’île pour contrôler le commerce de la noix de muscade, est un exemple emblématique de cette logique prédatrice. Il interroge sur la violence constitutive du capitalisme colonial — une leçon utile pour penser l’histoire des Empires européens, y compris celui de la France.

Par ailleurs, peu de Français savent que certains anciens tirailleurs sénégalais, malgaches ou indochinois, démobilisés après la Seconde Guerre mondiale, se retrouvèrent parfois engagés comme auxiliaires ou mercenaires dans des forces européennes présentes en Asie du Sud-Est, y compris aux Indes néerlandaises, au moment de la guerre d’indépendance indonésienne (1945-1949). Si leur présence dans les rangs néerlandais reste marginale et peu documentée, elle témoigne des circulations complexes de soldats coloniaux dans l’après-guerre.

Cette présence s’inscrit dans une histoire plus ancienne d’interférences françaises dans l’archipel. Durant les guerres napoléoniennes, la France exerça brièvement une influence directe sur les Indes néerlandaises, notamment entre 1806 et 1811, lorsque le royaume de Hollande, satellite de l’Empire napoléonien, administra Java sous le gouverneur général Daendels. Celui-ci, inspiré des réformes françaises, introduisit des éléments du Code civil et modernisa l’administration coloniale selon des principes napoléoniens.

Cette brève période vit aussi l’arrivée de plusieurs officiers français dans les rangs de l’armée coloniale néerlandaise, ancêtre du KNIL (Koninklijk Nederlandsch-Indisch Leger), marquant une première forme de présence militaire française dans l’archipel. Ainsi, de l’époque napoléonienne à la guerre froide, une trame discrète mais persistante relie l’histoire coloniale française à celle de l’Indonésie, au gré des circulations de codes juridiques, de doctrines administratives et de soldats sans patrie.

Une démocratie sous tension : entre pluralisme et autoritarisme

Officiellement, l’Indonésie est une démocratie depuis la chute du dictateur Suharto en 1998. Les élections sont régulières, les médias y sont dynamiques, et la société civile relativement active. Pourtant, cette vitrine démocratique masque des réalités autoritaires, notamment dans les marges de l’archipel.

En Papouasie occidentale, intégrée par l’Indonésie en 1963, l’armée mène depuis des décennies une guerre silencieuse contre les mouvements indépendantistes papous. Les accusations de crimes de guerre, de déplacement forcé, et de violences sexuelles sont nombreuses et bien documentées par des ONG comme Amnesty International ou Human Rights Watch. Les journalistes y sont interdits d’accès, et les leaders indigènes sont régulièrement arrêtés, parfois torturés.

Le cas du gouverneur chrétien chinois Basuki Tjahaja Purnama (Ahok), condamné en 2017 pour blasphème à la suite d’une campagne orchestrée par des groupes islamistes, illustre aussi la fragilité des minorités religieuses. La liberté de religion, inscrite dans la Constitution, est en pratique limitée à six confessions reconnues, et les non-croyants peuvent être poursuivis. Dans un contexte mondial où les débats sur la laïcité, l’islam politique ou les droits des minorités sont vifs, la France a beaucoup à apprendre — et à réfléchir — en observant l’exemple indonésien.

Une diversité muselée au nom de l’unité nationale ?

Le slogan indonésien Bhinneka Tunggal Ika ("Unité dans la diversité") est contredit quotidiennement par la marginalisation des peuples autochtones, notamment en Papouasie, à Kalimantan ou dans les Moluques. Ces territoires périphériques sont souvent considérés comme des zones à pacifier ou à exploiter, au mépris des droits culturels et territoriaux des populations locales.

La construction de la nouvelle capitale Nusantara, en plein cœur de Bornéo, menace les forêts ancestrales des peuples dayaks. La déforestation massive au profit des plantations de palmiers à huile ou des industries minières accélère la destruction de cultures millénaires. La France, qui s’engage pour les droits des peuples autochtones (notamment en Guyane ou dans le Pacifique), devrait s’inspirer de ces cas pour élargir ses alliances et ses réflexions.

Des échanges culturels riches, source de compréhension mutuelle

Au-delà des tragédies et des tensions, l’Indonésie et la France partagent une histoire d’échanges culturels qui mérite d’être approfondie. La littérature de Pramoedya Ananta Toer, la musique gamelan, les arts visuels traditionnels comme la batik ou les sculptures en bois, ainsi que les philosophies autochtones irriguent peu à peu le paysage intellectuel français, suscitant curiosité et dialogue.

Inversement, l’intelligentsia indonésienne, avec sa grande richesse culturelle, porte un vif intérêt à la pensée française, notamment aux idées des Lumières, aux valeurs républicaines, ainsi qu’aux débats actuels sur la laïcité et les droits humains. Ce partage d’idées constitue une source précieuse pour concevoir des modèles d’intégration interculturelle qui respectent pleinement la diversité.

Les droits de l’homme : un défi partagé

La situation des droits de l’homme en Indonésie, notamment dans ses provinces de Papouasie, invite la France à conjuguer diplomatie et vigilance. Il s’agit de soutenir les voix des populations marginalisées, de favoriser le respect des droits fondamentaux, et d’accompagner les initiatives locales en faveur de la justice sociale.

L’expérience française en matière de laïcité et de protection des droits civiques, bien qu’imparfaite, peut éclairer l’Indonésie dans la gestion complexe de ses diversités culturelles et religieuses. En retour, les défis indonésiens face aux tensions ethniques et territoriales rappellent à la France l’importance de repenser ses propres politiques d’intégration et de justice sociale.

Réinventer l’économie de demain : vers un partenariat durable

L’Indonésie joue un rôle majeur dans l’économie mondiale contemporaine. Première productrice mondiale d’huile de palme, acteur-clé dans les chaînes d’approvisionnement minières, elle est aussi confrontée aux défis urgents du développement durable.

La France, à travers ses politiques de transition écologique, d’innovation technologique et d’économie sociale et solidaire, peut coopérer avec l’Indonésie pour bâtir des modèles économiques alternatifs. Ces partenariats pourraient encourager la protection des écosystèmes, la valorisation des savoirs autochtones et la promotion d’emplois durables.

La coopération entre la France et l’Indonésie pourrait jouer un rôle clé dans l’élaboration d’un modèle économique mondial plus équitable et écologique. Cependant, cela nécessite de rejeter les logiques dominantes d’extractivisme et de militarisation promues par les politiques actuelles, notamment sous l’impulsion du modèle Macron, qui privilégient l’exploitation intensive des ressources naturelles et le commerce des armes au détriment des populations locales et de l’environnement. Il s’agit plutôt de promouvoir des partenariats durables, fondés sur la justice sociale, la protection des écosystèmes et la souveraineté des peuples.

Un enjeu décolonial pour les savoirs et l’éducation

Pourquoi l’Indonésie est-elle aussi absente des programmes scolaires français ? Pourquoi l’histoire de l’Asie du Sud-Est est-elle si peu étudiée, alors qu’elle fut centrale dans la mondialisation prémoderne et coloniale ? Redécouvrir l’Indonésie, c’est aussi remettre en question le tropisme eurocentré de nos récits nationaux.

Au XIXe siècle, des missionnaires français s’installèrent à Sumatra, tandis que des élites indonésiennes se formèrent aux idées des Lumières, lisant Rousseau ou Voltaire et suivant avec intérêt les débats de la Révolution française. Ces échanges intellectuels s’enrichirent également grâce à la présence de scientifiques français, tels que l’archéologue Édouard Dubois, et à l’implantation d’institutions comme l’Institut Pasteur. Parmi ces circulations culturelles et scientifiques, la figure de Tan Malaka, marxiste indonésien ayant vécu et étudié en Europe entre 1920 et 1930, notamment à Paris, incarne cette histoire partagée souvent méconnue.

Engagé dans les luttes anticoloniales à travers plusieurs pays, il symbolise la profondeur et la complexité des liens intellectuels entre la France et l’Indonésie. La mémoire partagée franco-indonésienne ne se limite ainsi pas à la diplomatie ou au tourisme : elle est aussi profondément intellectuelle, politique et critique.

Un miroir pour la France contemporaine

L’Indonésie est un miroir. Elle reflète nos contradictions : entre démocratie et autoritarisme, entre développement économique et destruction écologique, entre modernité et héritage culturel. Pour la France, s’y intéresser, c’est à la fois élargir ses horizons géopolitiques et interroger ses propres angles morts.

En ces temps de replis identitaires, de relecture critique du passé colonial et de recomposition des alliances internationales, intégrer l’histoire de l’Indonésie à nos réflexions n’est pas un luxe. C’est une nécessité politique, pédagogique et morale. C’est reconnaître que les histoires du monde sont liées — et que l’ignorance n’est jamais neutre.

Conclusion 

Quand on regarde de plus près, comprendre vraiment l’Indonésie depuis la France demande bien plus qu’un simple détour touristique ou quelques clichés vus à la télévision. Pour dévoiler toute la richesse et la complexité de cet immense archipel, il faut que l’histoire et la culture indonésiennes trouvent leur place dans nos écoles, nos universités, et dans nos esprits.

Imaginez des élèves français qui, dès le collège, découvriraient les grandes civilisations maritimes d’Indonésie, sa diversité culturelle, ses luttes et ses espoirs, plutôt que de réduire ce pays à un point sur la carte. Des enseignants bien formés, passionnés, transmettant ce savoir avec nuance et sensibilité, pourraient faire naître une curiosité profonde.

Mais cela ne suffit pas. La culture indonésienne mérite d’être célébrée sur nos scènes, dans nos musées et nos festivals. Danse, musique, arts visuels, cinéma, gastronomie — autant de portes d’entrée pour toucher les cœurs et les esprits. Soutenir ces échanges artistiques, c’est tisser des liens vivants entre nos peuples.

Dans les universités, il faudrait encourager les recherches, les traductions et les voyages d’études qui nourrissent cette connaissance. Sur nos écrans et dans nos journaux, des journalistes formés, des correspondants passionnés pourraient offrir un regard authentique, loin des simplifications et des idées reçues.

Enfin, les relations diplomatiques entre la France et l’Indonésie gagneraient à être pensées comme des ponts culturels et éducatifs, avec le rôle précieux des diasporas comme passeurs d’histoires et de valeurs. Et pourquoi ne pas apprendre la langue indonésienne, le bahasa Indonesia, pour aller plus loin, vraiment ?

C’est en conjuguant ces efforts, à l’école, dans la culture, dans les médias et dans la diplomatie, que la France pourra tisser une relation plus profonde, respectueuse et éclairée avec l’Indonésie — une relation qui dépasse les frontières du simple savoir pour rejoindre celle du partage et de la compréhension.

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