Tan Malaka : penser contre la servitude, penser pour la liberté
Tan Malaka est une figure à part dans l’histoire politique du XXᵉ siècle. Militant marxiste indonésien, formé en Europe, voyageur infatigable et théoricien inclassable, il a séjourné à Paris dans les années vingt, où il a respiré l’air bouillonnant des débats intellectuels et révolutionnaires. Dans un monde traversé par la montée du fascisme, les luttes coloniales et les espoirs révolutionnaires, il forgea une pensée originale, tendue entre marxisme, traditions locales et quête universelle d’émancipation.
Parmi ses formules fulgurantes, une résonne avec une acuité particulière :
« L’oppression ne disparaîtra jamais si le peuple croit encore que le dirigeant est un maître et non un serviteur. »
Cette phrase, simple en apparence, contient une charge explosive. Elle met en cause non seulement les régimes autoritaires, mais aussi toutes les formes intériorisées de servitude qui traversent les sociétés. Elle ouvre un champ immense pour la philosophie politique et pour les combats d’aujourd’hui.
Le pouvoir n’existe que parce qu’on y croit
Ce que Tan Malaka pointe ici, c’est que le pouvoir politique n’est jamais seulement une affaire d’armes, de prisons ou de lois. Il est aussi – et peut-être surtout – une affaire de croyance. Un dirigeant ne devient maître que si ceux qu’il domine acceptent de le reconnaître comme tel. L’oppression se nourrit d’un imaginaire social qui sacralise la figure du chef, comme si son autorité était naturelle, voire divine.
On retrouve là l’intuition d’Étienne de La Boétie, dans son célèbre Discours de la servitude volontaire : les tyrans ne se maintiennent que parce que les peuples, d’une manière ou d’une autre, leur prêtent leur obéissance. C’est donc la conscience collective qui constitue le terrain premier de la domination.
Le chef : maître ou serviteur ?
Tan Malaka nous propose une alternative radicale. Ou bien le dirigeant est un « maître », et il impose sa volonté dans une verticalité autoritaire. Ou bien il est un « serviteur », et son rôle est de répondre aux besoins de la communauté. Cette distinction bouleverse les conceptions traditionnelles de la politique en Asie comme en Europe.
Le modèle du « maître » fonde la politique sur la peur, la soumission et la hiérarchie. Le modèle du « serviteur » fonde la politique sur la responsabilité, la solidarité et le bien commun. On songe ici à Rousseau, pour qui le souverain n’est que l’expression de la volonté générale, ou encore à Marx, qui rêvait d’une société où l’État lui-même finirait par dépérir.
En ce sens, Tan Malaka ne formule pas une maxime morale, mais une exigence politique et éthique : toute autorité véritable doit se comprendre comme service, non comme domination.
L’hégémonie et la servitude volontaire
Ce diagnostic rejoint les analyses de Gramsci : le pouvoir durable ne repose pas seulement sur la force, mais sur l’hégémonie culturelle, c’est-à-dire la capacité d’une classe dominante à faire accepter son ordre comme naturel. Tant que le peuple perçoit le chef comme un maître, il consent à sa propre subordination.
L’oppression fonctionne donc comme un cercle vicieux : plus le peuple intériorise la soumission, plus le pouvoir se renforce ; et plus le pouvoir se renforce, plus le peuple est porté à la soumission. Casser ce cercle suppose une révolution non seulement matérielle, mais aussi culturelle et symbolique : une révolution des esprits.
Madilog : apprendre à penser librement
Dès l’ouverture de Madilog (Matérialisme, Dialectique, Logique), Tan Malaka donne le ton : son livre est un appel à apprendre, à connaître et à penser par soi-même. Il constitue un véritable manifeste pour la pensée critique, invitant le lecteur à rompre avec la superstition, le fatalisme et la soumission aveugle à l’autorité.
Symboliquement, ce geste peut évoquer l’esprit du mot inaugural du Coran, Iqra’ — « Lis ! » — puisque toute émancipation commence par l’acte de lire, de réfléchir et de se former intellectuellement. Rappelons que Tan Malaka est né dans une famille musulmane de la région de Minangkabau, ce qui éclaire certaines résonances culturelles dans son appel à la réflexion autonome.
Pour lui, la libération passe par un effort rationnel : il faut briser les illusions et exercer une logique dialectique capable de démasquer les rapports de domination. L’oppression n’est pas seulement extérieure ; elle habite les esprits, et s’en libérer constitue la condition de toute transformation sociale réelle.
Ainsi, la célèbre maxime sur le dirigeant « maître ou serviteur » trouve son enracinement dans Madilog. Elle n’est pas une formule isolée, mais l’expression d’un projet plus vaste : faire de chaque citoyen un sujet libre, capable de juger, de résister et de construire son avenir.
La révolution de la conscience
L’enseignement de Tan Malaka est d’une brûlante actualité. Les oppressions changent de visage : elles peuvent se dire coloniales, autoritaires, ou même se draper du masque démocratique. Mais elles reposent toujours sur la même logique : la sacralisation du pouvoir et la passivité du peuple.
Briser l’oppression, c’est d’abord briser cette croyance. C’est désapprendre la soumission. C’est reprendre possession de soi, de son jugement, de son avenir. C’est rappeler que la politique n’est pas l’affaire de maîtres qui commandent, mais de serviteurs qui répondent à la volonté du peuple.
Conclusion : la tâche inachevée
La leçon de Tan Malaka est claire : l’oppression ne disparaît jamais d’elle-même. Elle ne s’éteint ni par miracle, ni par le simple changement de dirigeants. Elle tombera seulement lorsque le peuple cessera de voir le pouvoir comme un trône et commencera à le comprendre comme un service.
Madilog n’est pas un simple livre : c’est une arme intellectuelle, un appel à libérer les esprits, condition indispensable à toute véritable émancipation. Tant que cette conscience n’est pas éveillée, l’oppression renaîtra toujours sous de nouvelles formes. Mais dès que le peuple apprend à lire, à penser et à refuser d’être dominé, la véritable révolution commence : celle de la conscience.
« Souvenez-vous ! De la tombe, mon cri portera plus loin et plus fort que de toute la surface de la terre. »
— Tan Malaka