Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

Abonné·e de Mediapart

467 Billets

0 Édition

Billet de blog 6 juin 2025

Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

Abonné·e de Mediapart

Bandung 70 ans après : Héritage anticolonial et défis actuels de l’Indonésie

Soixante-dix ans après Bandung, que reste-t-il de l’élan anticolonial unissant les nations du Sud ? Alors que l’Indonésie affirme sa place internationale, des voix, notamment en Papouasie occidentale, réclament justice et reconnaissance. Entre héritage et contradictions, un appel à raviver l’esprit de Bandung, par les États et les citoyens du monde.

Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bandung 70 ans après : Héritage anticolonial et défis actuels de l’Indonésie

Soixante-dix ans après Bandung, que reste-t-il de l’élan anticolonial unissant les nations du Sud ? Alors que l’Indonésie affirme sa place internationale, des voix, notamment en Papouasie occidentale, réclament justice et reconnaissance. Entre héritage et contradictions, un appel à raviver l’esprit de Bandung, par les États et les citoyens du monde.

Le 18 avril 2025 a marqué le 70e anniversaire de la Conférence de Bandung, organisée en 1955 en Indonésie. Cette rencontre historique est souvent considérée comme la première grande assemblée politique des pays d’Asie et d’Afrique récemment décolonisés. Elle a rassemblé 29 délégations représentant plus de la moitié de la population mondiale, unies par un idéal commun : mettre fin au colonialisme et jeter les bases d’un nouvel ordre mondial fondé sur la souveraineté des peuples.

Les Dix Principes de Bandung – respect des droits fondamentaux, non-ingérence, égalité entre nations, coopération pacifique – ont formé le socle d’un imaginaire politique radical, porté par des figures comme Soekarno, Nehru, Nasser ou Nkrumah. Ils ont inspiré des mouvements d’émancipation de l’Algérie à la Namibie, du Vietnam à l’Afrique du Sud. Bandung a ainsi symbolisé un espoir concret d’alternative à la domination coloniale, mais aussi au bipartisme de la Guerre froide.

Un héritage porteur d’espoir… mais inachevé

Pourtant, soixante-dix ans plus tard, cet héritage apparaît fragilisé, sinon trahi. Si plusieurs pays du Sud ont accédé à l’indépendance formelle, nombre d’entre eux ont vu émerger des formes de néocolonialisme, d’autoritarisme ou de prédation interne. Le rêve de Bandung, nourri par la solidarité entre peuples opprimés, semble avoir été partiellement absorbé par les logiques de puissance et de marché.

La Papouasie occidentale incarne tragiquement cette contradiction. Ancienne colonie néerlandaise, ce territoire mélanésien a été intégré à la République d’Indonésie dans un contexte hautement contesté. Dès 1961, l’opération militaire « Trikora », lancée par Soekarno – le même qui accueillait la Conférence de Bandung – visait à « libérer » la Papouasie occidentale de l’occupation coloniale… mais sans véritablement consulter ses habitants. Le référendum organisé en 1969, connu sous le nom d’Acte de libre choix, s’est déroulé sous pression militaire et ne concernait qu’un millier de délégués triés sur le volet. Pour de nombreux Papous, il s’agissait davantage d’un acte de contrainte que de choix libre.

Papouasie occidentale : une lutte silencieuse pour la dignité

Depuis, les revendications papoues pour la reconnaissance culturelle, la justice et, dans certains cas, l’autodétermination, se heurtent à une réponse sécuritaire. Les témoignages de violations des droits humains, les opérations militaires dans les zones montagneuses, les déplacements forcés, les coupures d’Internet, et les restrictions aux journalistes étrangers sont documentés par diverses ONG internationales.

Des estimations crédibles, bien que difficiles à vérifier, évoquent des dizaines voire des centaines de milliers de morts depuis les années 1960. Derrière ces chiffres, c’est une société entière qui lutte pour préserver sa mémoire, sa langue, ses chants, ses forêts – tout ce qui fonde son être au monde. Le rêve papou n’est pas celui du séparatisme violent, mais celui de la dignité retrouvée. Un rêve que Bandung, dans sa fidélité originelle aux peuples colonisés, aurait dû entendre.

L’Indonésie contemporaine : entre aspirations globales et tensions locales

Sur la scène internationale, l’Indonésie se positionne aujourd’hui comme un acteur clé du Sud global. Membre du G20, du Mouvement des non-alignés, et plus récemment observateur dans le groupe BRICS, elle revendique une diplomatie indépendante, axée sur la justice globale. Elle défend activement la cause palestinienne, condamne les logiques néocoloniales et affirme sa solidarité avec les peuples opprimés.

Mais cette posture s’accompagne d’un silence relatif, voire d’une forme de déni, face aux réalités internes. Les causes des Ouïghours, des Rohingyas, des Kurdes, ou des Papous, sont rarement évoquées dans les discours officiels. L’universalité des principes de Bandung semble parfois subordonnée à la souveraineté nationale et aux intérêts stratégiques.

Raviver Bandung : un impératif moral et politique

Le 70e anniversaire de Bandung devrait être un moment d’introspection collective, non de célébration vide. Raviver l’esprit de Bandung signifie rappeler que le combat contre l’impérialisme ne s’arrête pas aux frontières. Il implique aussi d’affronter les formes de domination interne, de reconnaître les douleurs non dites, et d’écouter les voix réduites au silence.

Pour l’Indonésie, cela passe par une réconciliation profonde avec les Papous, fondée sur le respect de leurs droits culturels, politiques et environnementaux. Cela exige un dialogue sincère, débarrassé des peurs sécuritaires, ouvert aux revendications de justice historique.

Mais Bandung n’est pas seulement une affaire d’État. Elle est aussi une question citoyenne. Nous, peuples du Sud et du Nord, avons la responsabilité de porter cet héritage. Soutenir les peuples en lutte, défendre les droits humains, éduquer à la mémoire des luttes anticoloniales, refuser les logiques d’oubli et d’indifférence : telles sont les voies d’un engagement fidèle à l’esprit de Bandung.

De la mémoire à l’action

Bandung ne doit pas devenir une relique. Elle peut encore être une boussole. Une boussole pour une mondialisation équitable, une diplomatie fondée sur la justice, un développement respectueux des peuples et des écosystèmes.

Et si, au lieu de commémorer Bandung dans les discours, nous la réinventions dans les actes ? En redonnant la parole aux oubliés, en construisant des ponts entre mouvements sociaux, en refusant le cynisme des puissances. En écoutant, enfin, les Papous, les Kanaks, les Kurdes, les Palestiniens, les peuples autochtones d’Amérique latine et d’Afrique, qui tous, dans leur diversité, réactivent la mémoire vive de Bandung.

Soixante-dix ans après, Bandung n’est pas morte. Elle attend que nous la fassions vivre.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.