Jakarta, 6 septembre 2025 : une rue sans colère
On annonçait la tempête, et c’est le désert qui est venu. Les « 17+8 revendications » avaient franchi leur date butoir sans la moindre démarche concrète du Parlement.
On avait entendu des promesses à répétition — « nous allons… nous allons… » — qui n’ont jamais dépassé le stade du futur conditionnel. Alors, certains observateurs prédisaient un raz-de-marée : étudiants en colère, syndicalistes mobilisés, militants convergeant sur l’avenue Thamrin.
Jakarta muette : la colère retenue
Mais au petit matin, Jakarta s’est réveillée muette. Pas de marée humaine. Juste quelques banderoles égarées, des grappes d’étudiants hésitants, et un silence qui sonne plus fort que les slogans. L’écho des grandes mobilisations de 1998 et 2019 semble appartenir à une autre époque.
À la place, un événement religieux intitulé « Jakarta Bershalawat » s’est tenu au Monument National (Monas), à partir de 18h00, avec une prière du Maghreb en commun, en présence de personnalités religieuses et de responsables gouvernementaux.
Pourquoi ce vide ? Pourquoi ce peuple qui se disait prêt à rugir accepte-t-il aujourd’hui d’avaler sa colère ?
Le spectre de la répression
La première explication saute aux yeux : la peur. Jakarta est quadrillée par les forces de l’ordre, omniprésentes, intimidantes. Chaque carrefour ressemble à une forteresse. Les militants savent ce qu’ils risquent : une convocation, une arrestation arbitraire, parfois pire. Ici, contester, c’est jouer sa vie professionnelle, universitaire, familiale.
La rue n’est plus un espace d’expression, mais un champ miné. Et beaucoup préfèrent garder le silence plutôt que de devenir une statistique dans un rapport de police.
Une jeunesse fatiguée avant d’avoir gagné ?
Mais il ne s’agit pas seulement de peur. Il y a la lassitude. Les luttes contre l’Omnibus Law ou le nouveau Code pénal l’ont montré : des semaines de mobilisation, des sacrifices, pour finir par voir les lois adoptées quand même. La jeunesse, jadis moteur de la réforme, se demande désormais : « À quoi bon ? »
Une génération qui devrait crier son avenir préfère baisser les yeux, parce qu’elle a appris à ses dépens que les cris ne percent plus les murs du pouvoir.
L’ombre de l’« amplop »
Et puis il y a l’hypothèse qui dérange, celle que tout le monde murmure sans oser l’écrire : les leaders ont-ils été achetés ?
Rien de nouveau sous le soleil indonésien. Sous Soeharto, le mot était connu de tous : « amplop ». Une enveloppe bien garnie, un dîner dans un hôtel de luxe, et soudain la contestation s’éteignait. Les archives de la dictature regorgent d’histoires de mouvements désamorcés en une nuit, d’étudiants combatifs transformés en spectateurs muets.
Aujourd’hui, la rumeur revient : plusieurs figures centrales des 17+8 se sont fait étonnamment discrètes. Certains ont été aperçus dans des rencontres feutrées avec des responsables politiques. Et la rue, au lieu de rugir, s’est tue. Hasard ? Prudence ? Ou tout simplement la vieille recette du régime, servie dans une nouvelle assiette ?
Une démocratie vidée de son sens
C’est là que réside le scandale : cette démocratie qu’on nous vend comme la fierté nationale n’est plus qu’une façade. Derrière le rideau, les élites se partagent tranquillement les rôles et les profits. Le peuple, lui, n’a même plus le droit de s’indigner bruyamment.
Le 6 septembre 2025 restera peut-être dans l’histoire non pas comme le jour d’un soulèvement, mais comme celui d’un silence coupable. Car qu’est-ce qu’une démocratie où le peuple n’ose plus descendre dans la rue ? Une mascarade. Une bête massive, apprivoisée, utile… mais incapable de charger.
On se souvient des militants idéalistes des années 1960-1970 en Indonésie, parmi lesquels Soe Hok Gie, qui rêvaient d’une véritable démocratie et dénonçaient avec courage la corruption ainsi que la compromission politique. On raconte que Gie envoyait des rouges à lèvres à ses anciens camarades de lutte, devenus ministres et députés sous Soeharto, achetés par le régime pour trahir l’idéal commun. Cette anecdote illustre avec amertume combien l’engagement civique peut être broyé par le pouvoir et la corruption.
1789 indonésien avorté ?
Certains avaient rêvé d’un « 1789 indonésien », d’une secousse populaire capable de faire tomber l’ordre injuste établi. Mais ce souffle révolutionnaire semble s’être évaporé avant même d’avoir embrasé la rue. À la place, on n’entrevoit qu’une issue minimale : la révocation de certains parlementaires, transformés en victimes expiatoires pour calmer la colère, accompagnée de quelques privilèges renoncés ou suspendus.
Ici, une question s’impose : dix personnes sont-elles mortes la semaine dernière rien que pour cela ? Si oui, c’est bien ce qu’on appelle mourir en vain ! Est-ce cela, le destin de la démocratie indonésienne ? Survivre à coups de boucs émissaires, sans jamais remettre en cause ses structures profondes ?
Tant que le peuple reste spectateur, le changement structurel demeure un mirage. Il en va de même si les citoyens croient que leur lutte peut être représentée par quelques individus qui ne font que de grandes paroles. Comme le dit le proverbe indonésien : « Un tonneau vide fait beaucoup de bruit, l’eau qui bouillonne n’est pas profonde. »