Rousseau et Voltaire en Papouasie : Quand le progrès trahit la liberté
« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. »
Jean-Jacques Rousseau
En Papouasie occidentale, cette phrase résonne avec une intensité particulière. Depuis plus d’un demi-siècle, ce territoire mélanésien, intégré à l’Indonésie, vit sous le signe d’une contradiction cruelle : au nom du progrès, on y marginalise les peuples autochtones ; au nom de l’unité, on leur refuse la pluralité ; au nom de la liberté, on nie leur droit à la parole.
Un contrat social sans les concernés
Pour Rousseau, aucun ordre politique ne peut être légitime sans le consentement libre et éclairé de ses citoyens. Or, en Papouasie occidentale, ce consentement n’a jamais véritablement existé.
L’« Acte de libre choix » de 1969, organisé sous l'égide de l'ONU et censé entériner l’intégration du territoire à l’Indonésie, s’est déroulé sous forte pression militaire, avec un collège électoral composé de moins de 1 100 personnes, toutes désignées d’office.
Ce simulacre de démocratie hante encore le présent. Il façonne une relation fondée non sur la participation, mais sur la soumission. Revendiquer une autre citoyenneté, une mémoire propre, ou même simplement une forme de gouvernance enracinée dans les traditions locales, c’est s’exposer à la surveillance, à l’intimidation, voire à la répression. Peut-on alors parler de contrat social — ou plutôt d’un monologue autoritaire déguisé en dialogue démocratique ?
Voltaire n’aurait pas applaudi
Dans Candide, Voltaire ironise sur une modernité meurtrière, déguisée en progrès bienveillant. En Papouasie, cette modernité prend des formes familières : exploitation minière à grande échelle, autoroutes traversant les forêts primaires, projets de « modernisation » imposés d’en haut. Autant d’initiatives censées apporter la prospérité, mais qui, en réalité, déracinent les peuples, anéantissent les écosystèmes, et imposent une vision du monde étrangère aux cultures locales.
Le développement, lorsqu’il est imposé sans écoute ni dialogue, devient une violence systémique. Une violence qui ne se dit pas, mais qui se vit : perte des terres ancestrales, disparition des langues, des rituels, des modes de vie, des savoirs transmis. Ce que l’on nomme « progrès » est, pour beaucoup de Papous, une dépossession silencieuse.
Le silence, une stratégie de pouvoir
Mais cette marginalisation n’opère pas que par les bulldozers. Elle s’accompagne d’un silence méthodiquement orchestré. Les médias indépendants sont rarement autorisés à couvrir la région. Les ONG sont surveillées, les défenseurs des droits humains criminalisés, et toute voix dissidente accusée de séparatisme.
Ce silence est stratégique. Il permet de maintenir l’illusion d’une intégration réussie, d’un territoire pacifié. Il nie la conflictualité, il efface les mémoires, il étouffe les contestations. Et pourtant, ce silence pèse — comme une chape de plomb sur un peuple dont on nie l’existence même.
Repenser les Lumières depuis la marge
Face à cette réalité, les idéaux des Lumières ne doivent pas être rejetés, mais déplacés, interrogés, renouvelés. Peut-être est-il temps d’écouter d’autres sources de lumière : celles des traditions papoues, des relations sacrées entre humains et nature, des formes de vie communautaires fondées sur la réciprocité, le partage, la mémoire collective.
Et si la liberté ne se limitait pas à l’autonomie individuelle, mais incluait l’appartenance à un monde vivant, à une culture enracinée ? Et si la démocratie ne pouvait advenir qu’en reconnaissant la pluralité des mondes et des voies d’émancipation ?
Rallumer les Lumières là où elles n’ont jamais brillé
Ni Rousseau ni Voltaire n’ont jamais foulé les terres de Papouasie. Et pourtant, leurs idées y trouvent aujourd’hui une étrange résonance, voire une mise à l’épreuve. Car c’est là, à des milliers de kilomètres de l’Europe des Lumières, que les promesses de liberté, de raison et de justice sont confrontées à leurs propres limites.
Défendre les Lumières aujourd’hui ne signifie pas les brandir comme des certitudes universelles, mais les mettre en dialogue avec celles et ceux qu’elles ont longtemps ignorés. La liberté ne se décrète pas : elle se co-construit, dans l’écoute, la reconnaissance, et l’égalité des voix.
Pour un progrès enraciné
Le véritable enjeu n’est plus de civiliser, mais d’apprendre à coexister, loin des certitudes coloniales. Rousseau appelait à un contrat social fondé sur la liberté : encore faut-il que toutes les parties y participent librement. Voltaire dénonçait les dogmes destructeurs dissimulés derrière le masque du progrès : c’est à cette vigilance critique qu’il faut revenir.
Proclamer les Lumières ne suffit plus. Il faut les rallumer là où elles n’ont jamais éclairé : là où l’on gouverne sans consentement, là où les récits dominants écrasent les mémoires vivantes, là où la liberté reste un privilège, et non un droit partagé.
La Papouasie nous interroge : sommes-nous prêts à défendre la liberté, même lorsqu’elle dérange nos conforts ? À reconnaître d’autres chemins vers l’émancipation ? À écouter les peuples que le progrès oublie ?
« Il est dangereux d’avoir raison dans des choses où des hommes établis ont tort. »
Voltaire