Nusantara : le rêve suspendu d’une capitale fantôme ?
À l’aube, les grues s’élèvent au-dessus des forêts de Bornéo. Elles devaient être les témoins d’une utopie :
Nusantara, la capitale futuriste imaginée par Joko Widodo (Jokowi), dont le coût est estimé entre 30 et 40 milliards de dollars, était censée incarner une Indonésie moderne, écologique et prospère.
Le baptême manqué de Nusantara
Mais au lieu d’un symbole triomphant, le chantier donne l’impression d’un décor inachevé, à moitié désert, où les promesses officielles s’entrechoquent avec la réalité des retards et des doutes.
Le 17 août 2024, jour de l’indépendance, devait marquer le baptême solennel de la nouvelle capitale. Finalement, seules quelques cérémonies improvisées ont eu lieu dans des bâtiments encore en construction. Pas d’aéroport international fonctionnel, pas de réseau fiable d’eau ou d’électricité, pas de logements en nombre suffisant. Plusieurs diplomates étrangers, conviés, ont décliné. Nusantara a ressemblé moins à une inauguration qu’à une répétition avortée.
Un projet pharaonique en panne d’investisseurs
Au départ, la vision semblait irrésistible : bâtir une « smart city » verte, modèle pour le XXIe siècle, et tourner la page de Jakarta, ville saturée, polluée et littéralement en train de sombrer sous les eaux. Mais cette ambition titanesque repose sur un financement chancelant. L’État espérait attirer 80 % d’investissements privés. Or, ils ne sont jamais venus. Quelques entreprises indonésiennes, souvent proches du pouvoir, ont bien injecté des fonds, mais aucun grand investisseur étranger n’a pris le risque.
Résultat : ce sont les caisses publiques qui trinquent, dans un pays où les besoins sociaux demeurent criants. Jokowi rêvait de léguer une capitale flambant neuve à la postérité. Son successeur, Prabowo Subianto, paraît beaucoup moins séduit. Dans ses discours, Nusantara n’est plus une priorité. Ses milliards, il préfère les investir ailleurs, notamment dans des programmes sociaux massifs comme les cantines scolaires gratuites.
Un projet qui vacille au sommet
La fragilité du projet apparaît jusque dans ses coulisses. Déjà, en juin 2024, les responsables de l’autorité chargée de Nusantara ont démissionné en bloc. Une crise silencieuse mais révélatrice : gouvernance instable, luttes internes, absence de vision claire. Comment prétendre bâtir une capitale destinée à accueillir 12 millions d’habitants quand on peine à stabiliser l’équipe de pilotage ?
Aujourd’hui, un peu plus de 1 000 employés de l’autorité de la ville vivent à Nusantara, rejoints par quelques centaines de fonctionnaires ministériels ainsi que du personnel de services et de santé. L’objectif affiché de deux millions d’habitants d’ici 2045 est encore loin, tout comme les 12 millions d’habitants de Jakarta.
Les coûts cachés : forêts et peuples sacrifiés
Au-delà des chiffres, le chantier porte une ombre plus lourde encore : celle de la forêt de Bornéo. Nusantara devait être une « ville verte ». Mais pour bâtir, il faut déboiser. Des hectares de mangroves, de tourbières et de forêt primaire disparaissent déjà, libérant des tonnes de CO₂ et menaçant des écosystèmes uniques. Les populations autochtones, elles, voient leurs terres traditionnelles grignotées, sans véritable consultation ni compensation équitable.
Le spectre des éléphants blancs
Dans l’histoire mondiale, Nusantara n’est pas seule. Naypyidaw, capitale du Myanmar, est devenue un désert urbain, symbole de démesure. Brasília, au Brésil, fascine les urbanistes mais reste critiquée pour son artificialité. Le danger est clair : bâtir une ville monumentale, mais sans âme, sans habitants, sans dynamique économique réelle.
Et déjà, la comparaison revient comme un leitmotiv : Nusantara, « l’éléphant blanc » indonésien. Une construction gigantesque, coûteuse, mais inutilisée.
Un rêve fissuré
L’Indonésie voulait un symbole de puissance. Elle risque de récolter une capitale inachevée, lourde de dettes, et détachée des réalités sociales du pays. Pour que Nusantara ne soit pas un mirage, il faudrait une volonté politique claire, une transparence financière totale, et surtout une vision partagée avec la population. Rien n’indique, pour l’instant, que ces conditions soient réunies.
Nusantara devait être l’avenir. Elle pourrait bien n’être qu’un monument à la vanité des élites.
Source :
https://www.straitstimes.com/asia/se-asia/indonesias-delayed-new-capital-risks-white-elephant-status