Nusantara et Forest City : deux utopies bétonnées, deux illusions tropicales
L’Asie du Sud-Est, au XXIᵉ siècle, se rêve moderne, écologique, futuriste. Mais derrière les slogans étincelants, les maquettes architecturales aux allures de science-fiction et les discours politiques messianiques, se cache un désastre annoncé : celui des villes artificielles, pensées dans des bureaux climatisés et imposées à des peuples qui n’en ont jamais demandé autant. Le cas de Forest City en Malaisie est déjà un avertissement, un cadavre urbain encore chaud ; celui de Nusantara, capitale nouvelle de l’Indonésie, ressemble dangereusement à une répétition générale de la même tragédie.
Forest City : un mirage déjà englouti
Lancé en 2006 avec tambours et trompettes, Forest City devait être une cité verte du futur, construite sur des îles artificielles au large de Johor Bahru, avec l’appui massif de capitaux chinois. Résidences de luxe, gratte-ciels recouverts de végétation, infrastructures « intelligentes »… Tout semblait prêt pour accueillir une population de près de 700 000 habitants. En réalité, l’opération fut un désastre. Aujourd’hui, Forest City est un désert urbain où s’entassent quelques milliers d’occupants dans un décor fantomatique, avec des appartements vides, des centres commerciaux désertés et une atmosphère crépusculaire de mégalopole ratée.
Les raisons de cet échec sont multiples : spéculation immobilière déconnectée du marché réel, dépendance aux acheteurs étrangers (notamment chinois) frappés ensuite par la crise financière, mépris pour l’environnement et destruction des écosystèmes marins, absence totale d’ancrage social et culturel. Forest City n’était pas une ville, mais une vitrine immobilière, une marchandise urbanistique sans âme. Et les marchands ont perdu.
Nusantara : une utopie jacobine tropicale
Face à Jakarta, ville saturée, polluée, affaissée sous le poids de ses infrastructures vétustes, le gouvernement indonésien a imaginé une solution spectaculaire : déplacer la capitale. Nusantara, en construction dans la province du Kalimantan oriental, est censée représenter l’avenir radieux du pays, un centre politique et administratif ultra-moderne, écologique, numérisé, conçu pour rayonner comme symbole de l’« Indonésie 2045 ».
Le parallèle avec Forest City s’impose immédiatement. Même foi dans la technologie, même discours « vert » de façade, même logique de table rase. Mais là où Forest City se présentait comme une initiative privée soutenue par l’État, Nusantara est une décision éminemment politique : une capitale imposée par décret, sans consultation réelle des populations locales, notamment les Dayak et autres peuples autochtones du Kalimantan. Derrière le rêve futuriste, c’est la vieille logique coloniale interne qui persiste : occuper un territoire « vide », relocaliser des milliers de fonctionnaires, transformer la forêt en béton pour affirmer la grandeur nationale.
Le syndrome des capitales ex nihilo
Forest City n’est pas une exception : Brasilia au Brésil, Naypyidaw en Birmanie, Dodoma en Tanzanie… toutes ces capitales planifiées ex nihilo partagent la même pathologie : une obsession centralisatrice, un fantasme d’ingénierie sociale, un mépris pour l’histoire et la réalité vivante des territoires. La modernité se confond avec le déplacement brutal de populations, la construction d’avenues gigantesques et l’éradication des formes urbaines organiques. Nusantara s’inscrit pleinement dans cette tradition autoritaire, où l’urbanisme sert de vitrine à une idéologie plutôt que de maison à un peuple.
Une écologie de carton-pâte
Tant Forest City que Nusantara se parent des atours de l’écologie. Forêts verticales, technologies vertes, énergies renouvelables, neutralité carbone… Les slogans abondent. Mais la réalité est inverse : bétonner des îles artificielles ou défricher le Kalimantan pour y planter une capitale administrative, c’est d’abord un écocide. La destruction des mangroves en Malaisie, la déforestation du Kalimantan en Indonésie, l’expropriation des terres autochtones : voilà le vrai prix de ces utopies bétonnées. L’« écologie » invoquée n’est qu’un cache-sexe marketing.
La leçon de Forest City : mais qui veut vivre à Nusantara ?
La question centrale reste celle-ci : qui va réellement vivre dans ces villes ? Forest City a démontré qu’un projet urbain sans habitants n’est qu’une coquille vide. Les élites rêvent de cités futuristes, mais les peuples vivent ailleurs, dans la densité des traditions, dans les réseaux économiques réels, dans la culture du quotidien. De même, à quoi servira Nusantara, sinon à déplacer des fonctionnaires arrachés à Jakarta, à construire une vitrine nationale que peu de citoyens fréquenteront ? Une capitale sans racines risque de n’être qu’un décor, une scène politique déconnectée du reste de l’archipel.
Deux illusions, un même échec
En comparant Nusantara et Forest City, on perçoit la même logique délirante : croire que l’on peut acheter la modernité au prix du béton et de la propagande. L’une a déjà échoué, l’autre s’avance vers le même gouffre. Les gouvernements devraient retenir la leçon : on ne construit pas une ville comme on lance un produit de luxe. Une ville vit si elle naît des besoins et des cultures de ses habitants, pas si elle est décrétée depuis le sommet de l’État ou imposée par des promoteurs immobiliers.
Nusantara risque de devenir, comme Forest City, un monument au vide : un mausolée de verre et d’acier, symbole non pas de l’avenir, mais du gâchis colossal des utopies autoritaires.
Sources :
https://m.youtube.com/watch?v=8gPVw-zGKjo&pp=ygUbTnVzYW50YXJhIGNhcGl0YWxlIHBoYW50b21l
https://www.leparisien.fr/video/video-on-est-juste-3-ici-forest-city-la-ville-futuriste-desertee-en-face-de-singapour-06-10-2025-FIT7CBFBNVB7FJ5EBXGFDOG2C4.php