Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

Abonné·e de Mediapart

485 Billets

0 Édition

Billet de blog 8 juin 2025

Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

Abonné·e de Mediapart

La France et la dictature de Soeharto : une amitié diplomatique au prix du sang

Pendant la dictature sanglante de Soeharto (1967–1998), marquée par la répression et l'annexion du Timor oriental, la France choisit la complaisance plutôt que la condamnation. Relations économiques, diplomatiques et ventes d’armes ont scellé un silence complice face à l’un des régimes les plus autoritaires d’Asie du Sud-Est.

Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La France et la dictature de Soeharto : une amitié diplomatique au prix du sang

Pendant trente-deux ans, de 1967 à 1998, le général Soeharto dirigea l’Indonésie d’une main de fer. Cette période, qualifiée de Nouvel Ordre (Orde Baru), fut marquée par la répression politique, la corruption systémique, et surtout par l’annexion sanglante du Timor oriental, ex-colonie portugaise. Dans ce contexte d’oppression militaire, la France, loin de condamner la dictature de Soeharto, entretint des relations diplomatiques, économiques et militaires étroites avec le régime indonésien. 

Cet article retrace les grandes lignes de cette complicité franco-indonésienne, nourrie de silence diplomatique, de contrats d’armement et de rencontres au sommet, comme celle de François Mitterrand à Jakarta en 1986.

Une dictature soutenue par l’Occident

Après avoir pris le pouvoir à la suite d’un coup d’État militaire en 1965-1966 ayant coûté la vie à environ 500 000 à un million de personnes (notamment des membres ou supposés membres du Parti communiste indonésien – PKI), Soeharto fut perçu par les puissances occidentales comme un rempart contre le communisme en Asie du Sud-Est. Dans la logique de la guerre froide, cette hécatombe fut passée sous silence, voire implicitement approuvée.

La France, comme les États-Unis, la Grande-Bretagne ou l’Australie, considéra Soeharto comme un partenaire stratégique. L’Indonésie, immense archipel riche en matières premières et en main-d’œuvre bon marché, représentait un marché idéal pour les entreprises françaises, de Thomson-CSF à Total, en passant par Dassault.

L’annexion du Timor oriental : silence complice d’une diplomatie pragmatique

Le 7 décembre 1975, l’armée indonésienne envahit le Timor oriental, quelques jours après la déclaration d’indépendance de ce petit territoire par le mouvement Fretilin, succédant à la colonisation portugaise. Ce fut le début d’une occupation brutale de 24 ans, causant environ 200 000 morts sur une population estimée à 700 000 personnes. Un bilan humain comparable, en proportion, à celui du génocide perpétré par les Khmers rouges au Cambodge — mais largement passé sous silence.

La communauté internationale, pourtant bien informée grâce à des témoignages et des rapports (dont ceux d’Amnesty International), resta globalement silencieuse. La France ne fit pas exception. Aucune condamnation officielle ne fut prononcée dans les années cruciales, notamment lors des massacres de 1983 et 1991 (dont le tristement célèbre massacre de Santa Cruz à Dili, filmé clandestinement et diffusé dans le monde entier).

Pendant ce temps, la coopération militaire entre Paris et Jakarta se renforçait. En 1981, la France livra plusieurs avions de chasse Mirage 5 à l’Indonésie, au moment même où l’armée indonésienne consolidait son contrôle sur le Timor oriental.

François Mitterrand à Jakarta : diplomatie, Mirage et “compréhension mutuelle”

L’un des moments les plus emblématiques de cette complicité fut la visite officielle du président François Mitterrand à Jakarta en mars 1986. C’était la première visite d’un président français en Indonésie. Elle scella la “relance” des relations bilatérales, dans un contexte de redéploiement stratégique de la France en Asie du Sud-Est.

Aux côtés de Soeharto, Mitterrand signa plusieurs accords de coopération, notamment dans le domaine énergétique, militaire et éducatif. La visite fut également l’occasion d’évoquer l’intérêt de l’Indonésie pour de nouveaux équipements militaires français, dont des hélicoptères Puma et Super Puma produits par Aérospatiale, et d’éventuels contrats avec Thomson-CSF (futur Thales).

Mais ce qui frappe surtout, c’est l’absence totale de critique publique de la part du président français sur les violations des droits humains, que ce soit à Timor oriental ou dans d'autres régions comme Aceh et la Papouasie occidentale. Lors d’une conférence de presse conjointe, Mitterrand déclara même : « Nos deux pays partagent une compréhension mutuelle des défis du développement et de la stabilité », un euphémisme tragique face aux réalités de la répression militaire.

Le business au-dessus des principes : Total, Alstom, et la “diplomatie du silence”

Durant les années 1980 et 1990, plusieurs grandes entreprises françaises s’implantèrent solidement en Indonésie avec le soutien du Quai d’Orsay. Total, notamment, développa ses opérations gazières à Kalimantan (Bornéo), en coopération avec la société publique indonésienne Pertamina. Ces opérations, bien que profitables, furent entachées de critiques pour leur impact écologique et social sur les communautés locales.

La France continua également d’exporter du matériel militaire léger, des systèmes radar et des technologies duales. Le tout dans un contexte d’exportation éthique de plus en plus critiqué par des ONG comme la FIDH ou Survival International, qui dénonçaient l’armement de régimes autoritaires sous couvert de coopération technique.

Quelques anecdotes révélatrices

En 1991, alors que les images du massacre de Santa Cruz faisaient le tour du monde, une délégation d’industriels français se trouvait à Jakarta pour négocier des contrats d’infrastructure. Aucun mot ne fut prononcé sur les événements de Dili.

L’ambassade de France à Jakarta, bien qu’informée des arrestations et tortures de dissidents timorais et papous, ne transmit pas systématiquement l’information à Paris ou la minimisa dans ses télégrammes diplomatiques.

Des échanges épistolaires entre diplomates français et indonésiens, déclassifiés en partie depuis, montrent un souci constant de « ne pas froisser Jakarta » pour ne pas compromettre les intérêts commerciaux français.

Un tournant tardif : 1998 et les débuts de la réforme

La chute de Soeharto en mai 1998, sous la pression de la crise économique asiatique et de soulèvements populaires, mit fin à l’un des régimes les plus sanglants d’Asie du Sud-Est. La France salua prudemment la transition, tout en maintenant des liens étroits avec le nouveau pouvoir.

Ce n’est qu’après l’indépendance du Timor oriental, en 2002, que certaines voix commencèrent à évoquer, tardivement, la part de responsabilité occidentale — et française — dans la prolongation de l’occupation. Mais aucun chef d’État français n’a, à ce jour, reconnu publiquement cette complicité historique.

Une mémoire encore à réveiller

L’histoire des relations franco-indonésiennes pendant la dictature de Soeharto reste un chapitre largement méconnu de la diplomatie française. Elle révèle un paradoxe : au nom du réalisme économique et stratégique, la République des droits de l’homme a fermé les yeux pendant trois décennies sur une dictature militaire et sur l’un des plus grands génocides proportionnels du XXe siècle à Timor oriental.

Aujourd’hui, alors que les questions mémorielles et postcoloniales ressurgissent dans les débats publics français, il est temps de revisiter cette histoire, d’écouter les voix timoraises et indonésiennes qui ont souffert, et de repenser le rôle de la France dans la défense des droits humains au-delà de ses intérêts immédiats.

Et la Papouasie occidentale ?

L’omerta de la France sur le drame humain en Papouasie occidentale depuis son intégration à l’Indonésie en 1963 s’inscrit dans la continuité d’une diplomatie du silence.

Encore aujourd’hui, les Papous, comme les Timorais hier, attendent que les grandes démocraties occidentales reconnaissent les tragédies auxquelles elles ont tourné le dos. Une page de l’histoire reste à écrire.

Emmanuel Macron, malgré ses discours sur les droits humains et la « voix singulière » de la France, semble suivre les pas de François Mitterrand : entre principes affichés et réalpolitik, le silence reste la règle dès qu’il s’agit des intérêts stratégiques en Asie du Sud-Est.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.