Lois anti-blasphème en Indonésie : répression déguisée en foi
Alors que la France débat inlassablement de la liberté d’expression — à coups de caricatures, de spectacles provocateurs ou de pamphlets — l’Indonésie, troisième démocratie du monde, continue d’emprisonner ses citoyens pour “blasphème”. Un simple post sur les réseaux sociaux ou une divergence religieuse suffit parfois à ruiner une vie.
Une loi née de l’ambiguïté et du compromis
La racine du problème remonte à 1965, avec l’article 156a du Code pénal, introduit par décret présidentiel sous Sukarno. Ce texte criminalise toute expression jugée “hostile” ou “insultante” envers l’une des six religions reconnues officiellement : l’islam, le protestantisme, le catholicisme, l’hindouisme, le bouddhisme et le confucianisme.
Officiellement pensée pour préserver “l’harmonie religieuse” dans un archipel complexe, multiethnique et multiconfessionnel, cette loi s’est muée en un instrument de répression silencieuse contre les minorités religieuses et les voix dissidentes.
À qui profite vraiment la loi ?
Sous couvert d’unité religieuse, la loi vise d’abord les minorités. Pourtant, paradoxe révélateur : la majorité des personnes poursuivies sont elles-mêmes musulmanes. Leurs torts ? Être simplement trop libéraux.
Quelques cas emblématiques :
- Roy Suryo, ancien ministre, a été condamné en 2022 pour avoir diffusé une image jugée insultante mêlant le président Jokowi à une statue sacrée bouddhiste.
- Général Dudung Abdurachman : chef de l’armée de terre en 2022, accusé de blasphème par des groupes islamistes pour avoir affirmé que “Dieu n’est pas arabe”. Aucune poursuite formelle, mais une vague de pressions publiques.
- Panji Gumilang, dirigeant de l’internat islamique Al-Zaytun, a été condamné en 2023 à un an de prison pour blasphème, notamment pour avoir autorisé des pratiques jugées hérétiques et critiqué le Coran.
Les chiffres : un outil de répression systémique
D’après la Fondation indonésienne pour l’aide juridique (YLBHI), plus de 150 personnes ont été poursuivies pour blasphème entre 2004 et 2022 — un record pour une démocratie dite moderne. Ironiquement, cette explosion a lieu après la chute de Suharto, en pleine ère démocratique.
Si plus de 70 % des personnes accusées sont des musulmans — souvent marginalisés ou porteurs d’idées progressistes — ce sont pourtant les non-musulmans qui paient le plus lourd tribut, avec les peines les plus sévères.
Deux cas frappants :
- Arswendo Atmowiloto, écrivain catholique, a écopé de 5 ans de prison en 1990 pour un sondage classant le prophète Mahomet en 11e position parmi les personnalités les plus admirées. Jugé pour blasphème, il a subi une violente campagne islamiste.
- Muhammad Kace, prédicateur évangélique converti de l’islam, a été condamné à 10 ans de prison en 2022 pour avoir critiqué l’islam sur YouTube. En détention, il a été torturé par un ex-général, sans qu’il n’y ait eu de véritable justice.
Une loi dénoncée sur la scène internationale
L’ONU n’a cessé d’alerter. En 2010, son Comité des droits de l’homme a estimé que la loi viole la liberté d’expression et de religion. Deux ans plus tard, un rapport du Haut-Commissariat aux droits de l’homme dénonçait des pratiques “disproportionnées” contre les minorités religieuses et un effet aggravant sur la violence communautaire.
Une arme politique déguisée en garde-fou moral
L’affaire Basuki Tjahaja Purnama, dit Ahok, en est la preuve éclatante. En 2017, ce gouverneur chrétien d’origine chinoise, à la tête de Jakarta, est condamné à deux ans de prison pour avoir simplement cité un verset coranique — un prétexte idéal pour déclencher une tempête politico-religieuse, nourrie par un racisme latent.
Ce procès emblématique a fait tomber le masque : la loi sur le blasphème n’est plus un simple rempart moral ou religieux, mais un levier redoutable pour écarter un adversaire politique. Populisme religieux, calculs électoraux et pressions fondamentalistes s’entrelacent pour faire de cette législation un outil de légitimation de l’intolérance — un instrument de pouvoir déguisé en défense de la foi.
Vers une réforme ? Une illusion.
En 2022, le nouveau Code pénal indonésien — censé tourner la page de l’héritage colonial néerlandais — n’a pas abrogé la loi sur le blasphème. Au contraire : il en renforce la portée, avec des formulations encore plus floues et extensibles.
Les responsables politiques, même modérés, n’osent pas s’opposer frontalement aux groupes islamistes de peur d’être taxés d’“anti-islam”. La peur gouverne, et la réforme s’éloigne.
L’impasse d’une démocratie sous pression
Longtemps saluée comme modèle de “démocratie musulmane modérée”, l’Indonésie se heurte désormais à ses propres contradictions. La loi anti-blasphème dévoile les fragilités d’un pluralisme religieux sous tension, la montée des conservatismes, et l’impossibilité de défendre la liberté sans déclencher un procès en hérésie.
Tant que la parole publique sera piégée entre crainte de l’anarchie et peur d’offenser, cette loi restera ce qu’elle est devenue : un instrument de répression, non un rempart contre l’extrémisme.
Et pendant ce temps, ailleurs…
En France, on caricature sans fin. En Indonésie, une simple parole peut briser une vie.