Nouvelle capitale indonésienne : progrès ou perpétuation des injustices ?
Jakarta, la capitale économique de l’Indonésie, est confrontée à une crise urbaine majeure. En raison du réchauffement climatique, de l’élévation du niveau de la mer, et de la surconsommation des nappes phréatiques, la ville s’enfonce en moyenne de 7 à 15 centimètres par an, selon l’Agence nationale indonésienne de météorologie, climatologie et géophysique (BMKG). Cette subsidence accélérée, couplée à une pollution atmosphérique intense et une densité de population estimée à plus de 15 000 habitants par kilomètre carré, menace l’habitat de près de 10 millions de personnes.
Face à cette situation, le gouvernement indonésien a décidé en 2019 de transférer la capitale politique de Jakarta vers une zone plus sûre en plein cœur de la forêt tropicale de Bornéo, dans la province de Kalimantan oriental.
IKN : un projet pharaonique au prix lourd pour les autochtones
Le projet Ibu Kota Negara (IKN), signifiant « capitale » en indonésien et baptisé Nusantara, s’impose comme l’un des plus ambitieux au monde : il vise à construire une ville nouvelle de zéro sur une superficie d’environ 180 000 hectares. Mais ce chantier colossal se fait au détriment des peuples autochtones Dayaks et Punan, qui vivent depuis des siècles sur ces terres. Ces populations dépendent directement de la forêt pour leur survie, leur culture, et leur identité.
Des rapports d’ONG telles que Greenpeace et Amnesty International dénoncent des expulsions forcées, la déforestation massive et la destruction d’écosystèmes fragiles. Plus de 10 000 autochtones seraient déjà affectés, certains ayant perdu leurs terres sans compensation adéquate. L’absence de consultation véritable et le non-respect des conventions internationales sur les droits des peuples autochtones, comme la Convention 169 de l’Organisation internationale du Travail (OIT), sont également pointés du doigt.
Exemples controversés
Dans le village de Sepaku, plusieurs familles Dayak ont vu leurs terres arrachées sans avertissement clair. Des témoins rapportent que des bulldozers sont arrivés avant même que des négociations aient eu lieu, détruisant des maisons, des champs, et des sites sacrés. Un chef local a déclaré : « Nous n’avons pas été consultés, notre consentement n’a jamais été demandé. Ce sont nos ancêtres qui reposent ici. »
Par ailleurs, en mars 2023, une manifestation pacifique organisée par les communautés autochtones a été réprimée violemment par la police locale. Plusieurs activistes ont été arrêtés, certains accusés de trouble à l’ordre public. Des organisations telles que Survival International ont dénoncé un climat de peur et d’intimidation autour du projet.
Une cérémonie révélatrice
Le 17 août 2023, lors de la cérémonie d’inauguration symbolique du chantier IKN à l’occasion de la fête nationale, les représentants autochtones étaient présents mais relégués au second plan. Leur rôle se limitait à celui de simples spectateurs, sans être considérés comme des invités d’honneur. Cette mise à l’écart symbolise l’exclusion politique et culturelle qu’ils subissent dans ce processus.
Promesses gouvernementales et réalité du terrain
Le gouvernement indonésien, par la voix du ministère de l’Intérieur et du président Joko Widodo, affirme régulièrement protéger les droits des peuples autochtones. Dans ses discours, il promet des programmes de compensation, d’intégration et de développement local. Pourtant, sur le terrain, les ONG rapportent une réalité bien différente : intimidations, arrestations d’activistes, démantèlement des villages, et pression exercée sur les communautés pour qu’elles cèdent leurs terres.
L’ONG Survival International dénonce « une rhétorique officielle déconnectée des faits, qui sacrifie les droits fondamentaux des autochtones à des intérêts économiques et politiques ».
Le dilemme entre urgence climatique et justice sociale
Le projet IKN illustre un dilemme complexe : sauver Jakarta d’une catastrophe écologique majeure ou respecter la justice sociale et les droits des autochtones. Le coût du projet est estimé à environ 32 milliards de dollars, un investissement énorme dans un pays encore confronté à de fortes inégalités.
De plus, le chantier connaît déjà des retards importants liés à des problèmes financiers, logistiques, et à la résistance locale. Certains experts mettent en doute la viabilité même de ce projet dans un contexte mondial d’urgence climatique.
IKN : entre espoir de développement et risque d’exclusion
L’Indonésie parviendra-t-elle à bâtir une capitale nouvelle, moderne et sécurisée, tout en protégeant la vie, la culture et les droits des peuples autochtones, véritables gardiens d’un équilibre écologique millénaire ?
Le véritable enjeu réside dans la capacité à harmoniser développement urbain et respect de l’environnement, grâce à un dialogue authentique avec les communautés concernées, fondé sur la justice et l’équité. À défaut, le projet IKN pourrait devenir le symbole d’une exclusion et d’un sacrifice humain.