Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 9 août 2025

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Java, au cœur d’une économie de l’ombre

Au marché tentaculaire de Tanah Abang, à Jakarta, les couleurs vives et le tumulte cachent une réalité moins visible : un réseau d’influence et de contrôle, appelé premanisme, mêlant figures locales, organisations de masse et autorités, qui régit l’accès aux affaires et façonne l’économie de l’ombre indonésienne.

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Java, au cœur d’une économie de l’ombre

Au cœur de Jakarta, le marché de Tanah Abang vibre comme une ruche géante. C’est l’un des plus grands centres de textile d’Asie du Sud-Est : des montagnes de tissus colorés, des couloirs étroits où les porteurs se frayent un chemin, des cris de vendeurs qui s’entremêlent au grondement des scooters et au claquement des chariots métalliques. À première vue, c’est un temple du commerce populaire, où chacun négocie au centime près. Mais derrière cette effervescence, un autre moteur fait tourner la machine — un moteur que l’on ne voit pas, mais que tout le monde connaît.

En Indonésie, et particulièrement à Java, le commerce n’est jamais totalement libre. Il existe un second réseau, invisible pour l’œil étranger, mais incontournable pour quiconque veut s’installer et prospérer. On l’appelle premanisme. Ce mot, dérivé de preman — “voyou” en argot local — désigne aujourd’hui bien plus qu’une simple bande de malfrats : il englobe les hommes de main, les figures d’autorité locales, les organisations de masse (ormas), et parfois même certains responsables administratifs comme les chefs de district.

Leur rôle ? Contrôler l’accès aux lieux stratégiques, “protéger” les commerces, régler les conflits — et, bien sûr, prélever leur part.

Les règles invisibles du marché

À Tanah Abang, tout commerçant sait qu’avant même d’ouvrir sa boutique, il devra composer avec ces réseaux. Louer un stand, déplacer des marchandises, employer des porteurs ou sécuriser ses stocks… chaque étape a ses interlocuteurs non officiels. Les contributions ne figurent pas sur les reçus, mais elles sont aussi prévisibles que les taxes municipales.

Ce n’est pas seulement une question de force ou d’intimidation. C’est un écosystème socialement enraciné, où les relations personnelles, les alliances politiques et les loyautés locales dictent le rythme du commerce. Dans bien des cas, ces réseaux offrent une protection réelle contre les vols ou les conflits, et peuvent débloquer en quelques heures un problème logistique que l’administration résoudrait en plusieurs semaines. Mais en échange, l’entreprise s’inscrit dans une dépendance durable.

Quand le pouvoir officiel et officieux se confondent

À Jakarta, la frontière entre l’État et ces réseaux est poreuse. Certains responsables utilisent leur fonction pour orienter les affaires vers leurs alliés, tandis que les ormas — souvent proches de partis politiques ou de groupes religieux — contrôlent la main-d’œuvre, fixent les tarifs de transport, et surveillent le terrain.

Dans les entrepôts qui entourent Tanah Abang, par exemple, il n’est pas rare que le chargement et le déchargement soient “réservés” à un groupe bien identifié, qui impose ses conditions. Le même mécanisme se retrouve dans les ports comme Tanjung Priok, dans les marchés de gros, et jusque dans les terminaux de bus.

Un héritage ancien

Le premanisme est un héritage de l’histoire. Sous la colonisation néerlandaise, certaines élites locales servaient déjà d’intermédiaires entre le pouvoir central et la population. Après l’indépendance, ces structures ont survécu, se moulant aux différents régimes, y compris à la démocratie locale issue de la décentralisation des années 2000.

Aujourd’hui, elles sont partie intégrante du paysage. Les commerçants savent à qui parler, quelles zones “appartiennent” à quel groupe, et comment éviter les conflits.

L’économie de l’ombre

Pour un visiteur étranger, ce système peut sembler freiner la concurrence et alourdir les coûts. Mais il faut aussi comprendre qu’il joue un rôle de régulateur dans un environnement où l’État central est parfois absent. Les preman et leurs réseaux imposent des règles que tout le monde connaît, offrant une forme de stabilité — au prix d’une liberté économique réduite.

À Tanah Abang, derrière chaque rouleau de tissu et chaque transaction en espèces, il y a un fil invisible qui relie le commerce à cette économie de l’ombre. Un fil que l’on ne voit pas, mais qui tient fermement toute la structure.

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