Mémoire universelle ou amnésie sélective : Le paradoxe du Musée de l’Holocauste juif en Indonésie
Le 27 janvier 2022, à l’occasion de la Journée internationale de commémoration de l’Holocauste, le premier et plus grand Musée de l’Holocauste juif d’Asie du Sud-Est a été inauguré à Tondano, dans le district de Minahasa (Sulawesi du Nord, Indonésie).
Le projet a été initié par le rabbin Yaakov Baruch, figure centrale de la petite communauté juive indonésienne, dans le but de promouvoir la tolérance religieuse et de rappeler les dangers de la haine raciale.
Officiellement, le musée se veut un espace d’éducation et de paix. Mais dans le contexte géopolitique et moral actuel, il a provoqué un débat houleux sur la mémoire, la justice et la sélectivité de la compassion.
Une mémoire importée, un malaise local
L’Indonésie, immense archipel sans lien direct avec la Shoah, porte pourtant d’autres traumatismes : la colonisation néerlandaise, les massacres de 1965-66, la répression au Timor oriental, ou encore les violences persistantes en Papouasie occidentale.
Dans un pays où ces blessures restent partiellement tues, l’ouverture d’un musée consacré à un génocide européen a surpris et parfois heurté.
Les organisations islamiques du pays, telles que le Majelis Ulama Indonesia (MUI) et le Partai Keadilan Sejahtera (PKS), ont rapidement dénoncé une initiative “non pertinente” pour la nation, certains allant même jusqu’à réclamer sa fermeture.
Mais réduire la controverse à une simple tension religieuse serait une erreur.
Le malaise vient d’une question plus large : qui décide de ce dont on se souvient ?
Hannah Arendt rappelait que « le mal devient banal lorsqu’il s’inscrit dans un système d’indifférence ».
Vouloir éduquer contre la haine en important un récit mémoriel venu d’ailleurs, sans ancrage dans les réalités locales, risque de produire une nouvelle forme d’indifférence : celle qui occulte les souffrances nationales et les injustices actuelles.
Un musée au temps de Gaza
L’ouverture du musée, conçue comme un hommage à la mémoire des victimes du nazisme, prend aujourd’hui une résonance particulière à la lumière du drame palestinien à Gaza.
Les images de villes détruites, de familles déplacées, d’enfants ensevelis rappellent à beaucoup que l’histoire n’enseigne pas toujours.
En Indonésie, la solidarité avec les Palestiniens n’est pas seulement religieuse : elle exprime une intuition morale profonde, celle du refus de l’injustice et de la domination.
Dès lors, commémorer la Shoah sans évoquer Gaza soulève un dilemme éthique.
Peut-on enseigner les horreurs du passé tout en gardant le silence sur celles du présent ?
Ce contraste fait apparaître une disjonction entre la mémoire et la morale, entre le “plus jamais ça” historique et le “pas encore fini” de notre temps.
Universalité ou hiérarchie du souvenir
Le musée de Minahasa se voulait un espace de mémoire universelle. Pourtant, sa réception met en lumière une hiérarchie mondiale du souvenir.
Certains génocides sont enseignés, muséifiés, intégrés à la conscience universelle. D’autres — Rwanda, Timor, Gaza — restent périphériques, fragmentés, parfois niés.
Le philosophe Tzvetan Todorov écrivait : « L’abus de mémoire consiste à transformer la souffrance en monopole. »
C’est ce risque qui plane sur le musée : celui de la mémoire exclusive, où la Shoah devient une référence absolue mais isolée, incapable d’embrasser la douleur des autres.
L’universalité du souvenir ne peut exister que si elle inclut toutes les victimes de la déshumanisation, sans hiérarchie morale ni politique.
L’éthique du souvenir selon Arendt
Hannah Arendt, témoin lucide de la barbarie du XXe siècle, insistait : « Être responsable, c’est refuser de rester spectateur. »
Appliquée à la mémoire, cette responsabilité exige de voir les parallèles, non les équivalences.
Se souvenir de la Shoah, aujourd’hui, implique de reconnaître Gaza — non pour comparer, mais pour comprendre les mécanismes qui rendent possible la persécution : la peur, la propagande, la déshumanisation, la punition collective.
Ignorer ces résonances, c’est priver la mémoire de sa dimension morale et politique.
Le musée et le miroir
Le Musée de l’Holocauste juif en Indonésie se veut un monument à la tolérance.
Mais il agit surtout comme un miroir tendu à notre époque : il reflète la contradiction d’un monde qui commémore les morts d’hier tout en détournant le regard des vivants d’aujourd’hui.
La mémoire de la Shoah devrait unir, non séparer ; elle devrait alerter, non endormir.
Tant que le “plus jamais ça” ne s’appliquera pas à Gaza et à toutes les formes contemporaines de déshumanisation, la mémoire restera partielle, et l’humanisme, inachevé.
Le musée de Minahasa, malgré sa sincérité apparente, témoigne d’une vérité dérangeante : le souvenir universel ne peut exister sans justice universelle.