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Billet de blog 10 juillet 2025

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Le Sultanat de Yogyakarta, modèle d’islam ouvert

Le Sultanat de Yogyakarta, rare monarchie musulmane encore active, incarne un modèle unique de tolérance religieuse, de modernité et d’égalité. À rebours des théocraties patriarcales, il valorise le pluralisme, la monogamie et l’ouverture à une succession féminine. Un exemple vivant d’islam inclusif.

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Le Sultanat de Yogyakarta, modèle d’islam ouvert

Dans un monde souvent polarisé par les extrémismes religieux et les crispations identitaires, le Sultanat de Yogyakarta, situé sur l’île de Java en Indonésie, se distingue comme un rare exemple vivant d’un islam enraciné dans la tradition, mais profondément tolérant, ouvert et moderniste. Héritier d’un royaume pluriséculaire, ce sultanat incarne une forme de monarchie musulmane qui contraste fortement avec les modèles théocratiques comme l’Arabie Saoudite ou le Brunei, où l’uniformité religieuse et le patriarcat restent la norme. À Yogyakarta, l’héritier au trône peut être une femme, la polygamie est proscrite par le Sultan lui-même, et la liberté de culte est respectée pour toutes les confessions. Une exception ? Non : un exemple.

L’un des plus anciens sultanats musulmans encore en activité

Le Sultanat de Yogyakarta a été fondé en 1755 après la scission du royaume de Mataram, à la suite du Traité de Giyanti entre le royaume javanais et les colonisateurs néerlandais. Bien que relativement jeune comparé à certains royaumes musulmans du Moyen-Orient, le sultanat de Yogyakarta peut se réclamer d’une tradition royale continue, entre royauté sacrée et autorité spirituelle.

Ce qui le rend remarquable, c’est que le sultanat a survécu à la colonisation, aux révolutions, aux réformes indonésiennes, et continue d’exister aujourd’hui en harmonie avec la République d’Indonésie. Depuis l’indépendance, le Sultan a un statut officiel : il est à la fois roi traditionnel et gouverneur constitutionnel de la région spéciale de Yogyakarta — une double légitimité rare dans le monde musulman contemporain.

Une monarchie musulmane profondément tolérante

Contrairement aux monarchies du Golfe, le Sultanat de Yogyakarta n’a jamais été théocratique au sens exclusif du terme. Bien que le Sultan soit un musulman pratiquant et que sa légitimité soit partiellement religieuse, le sultanat s’est construit dans une culture syncrétique mêlant islam, hindouisme, bouddhisme et animisme javanais.

Cette tradition a engendré une forme d’islam javanais modéré, qui cohabite pacifiquement avec les minorités chrétiennes, bouddhistes, hindoues et animistes de la région. Il n’existe pas à Yogyakarta de lois religieuses imposant le port du voile, interdisant les fêtes non musulmanes ou criminalisant les croyances minoritaires. Les églises, les temples chinois, et les lieux de culte traditionnels vivent côte à côte avec les mosquées.

En cela, le sultanat se démarque fortement des modèles comme l’Arabie Saoudite, où l’espace public est strictement islamisé et la minorité chiite marginalisée, ou le Brunei, où la charia s’applique aux musulmans et non-musulmans de façon autoritaire.

Un modèle de monarchie monogame et féministe

L’un des aspects les plus modernes du Sultanat de Yogyakarta réside dans la monogamie affirmée du Sultan actuel, Hamengkubuwono X. En rupture avec la tradition musulmane permissive envers la polygamie, le Sultan a déclaré qu’il n’aurait qu’une seule épouse, considérant la fidélité conjugale comme un symbole d’éthique et de modernité.

Plus encore, il a ouvert la voie à la succession féminine. L’aînée de ses filles, Gusti Kanjeng Ratu Mangkubumi, a été officiellement désignée comme héritière du trône en 2015, provoquant un débat intense dans les cercles traditionalistes. Mais cette décision, assumée, marque une rupture historique : pour la première fois dans l’histoire musulmane moderne, une femme pourrait régner sur un sultanat islamique sans précédent.

Ce choix fait de Yogyakarta un cas presque unique dans le monde musulman, où la majorité des monarchies restent strictement masculines et polygames. À titre de contraste, les femmes ne peuvent même pas prétendre à la monarchie en Arabie Saoudite, et les lois sur l’héritage et le mariage y restent profondément patriarcales.

Une articulation entre tradition et République

La grandeur du Sultanat de Yogyakarta réside aussi dans sa capacité à s’articuler avec le système républicain moderne indonésien. Plutôt que d’être un vestige folklorique ou une autorité religieuse rigide, le Sultan est un acteur politique légitime et élu de facto : sa position de gouverneur est reconnue par l’État et renouvelée automatiquement.

Ce modèle hybride permet de préserver les traditions locales tout en assurant une gouvernance démocratique et inclusive. Il offre un équilibre subtil entre l’autorité morale du sultan, la participation politique des citoyens et le pluralisme religieux.

Un islam culturel et inclusif face au fondamentalisme

Ce que le Sultanat de Yogyakarta démontre, c’est que l’islam n’est pas monolithique. Il peut être accueillant, pacifique, égalitaire et s’épanouir dans un cadre pluraliste. À l’heure où des régimes autoritaires invoquent la charia pour légitimer la répression, l’exclusion des femmes ou la persécution des minorités, l’exemple javanais propose un autre visage de la civilisation musulmane.

Ce n’est pas un hasard si l’islam indonésien — majoritairement sunnite — est souvent cité comme l’un des plus modérés du monde, bien que lui aussi fasse face aujourd’hui à la montée de courants conservateurs. Yogyakarta reste un bastion de cette tradition tolérante, où la foi n’est pas instrumentalisée politiquement, mais vécue comme un art de vivre et de coexistence pacifique.

Une terre d’accueil pour les étudiants papous

Souvent confrontés au racisme et à la discrimination ailleurs, les étudiants papous bénéficient à Yogyakarta d’un accueil chaleureux, porté par une communauté solidaire, des politiques d’affirmation favorisant leur intégration, ainsi qu’un coût de vie accessible.

Même si aucune statistique officielle ne permet de le confirmer, Yogyakarta semble rassembler le plus grand nombre d’étudiants papous sur l’île de Java. Cependant, c’est surtout l’atmosphère de tolérance et d’ouverture qui fait de cette ville un véritable refuge — un endroit où ils peuvent étudier et s’épanouir, loin de leur terre natale.

Yogyakarta, miroir d’un islam possible

Le Sultanat de Yogyakarta n’est pas seulement un musée vivant ou une exception exotique. Il est un laboratoire politique, culturel et spirituel qui interroge le monde musulman contemporain sur ses excès, ses rigidités et ses fermetures.

Face aux monarchies absolutistes, à la répression théocratique ou au repli identitaire, Yogyakarta incarne une voie d’avenir : celle d’un islam royal mais non autoritaire, religieux mais non fanatique, enraciné dans la tradition mais ouvert à l’émancipation des femmes, à la tolérance et au dialogue interculturel.

Dans une époque marquée par les fractures, Yogyakarta ne crie pas. Elle montre, silencieusement mais fermement, qu’un autre islam est possible.

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