L’impasse des mobilisations civiles en Indonésie
À Jakarta, on se souvient encore des foules d’étudiants qui, en 2019, envahissaient les rues autour du Parlement. Leurs slogans dénonçaient la dérive autoritaire, les lois liberticides, la corruption endémique. L’air sentait le gaz lacrymogène, les boucliers de la police formaient un mur infranchissable.
L'année suivante, c’était au tour des manifestants contre la « loi Omnibus », un texte massif de dérégulation économique, de remplir les avenues de la capitale et des grandes villes universitaires. Même énergie, même colère, même étouffement. Quelques jours de ferveur collective, puis le silence.
Et voilà qu’en août 2025, le mouvement 17+8 est venu raviver la flamme : une insurrection civique née en ligne, portée par des étudiants et des influenceurs, transformant l’anniversaire de l’Indépendance en cri de ralliement contre l’oligarchie. Mais là encore, la question plane : saura-t-elle briser le cycle de l’échec ou se dissipera-t-elle comme les vagues précédentes ?
L’histoire semble se répéter à l’infini : des mobilisations massives, spectaculaires, relayées sur les réseaux sociaux, qui s’évanouissent sans laisser de traces durables dans le paysage politique. Pourquoi ?
La répression qui use et fracture
Chaque mouvement finit par se heurter à l’appareil sécuritaire. En Indonésie, la police et l’armée ne se contentent pas d’encadrer les foules : elles les dispersent violemment, arrêtent les leaders, poursuivent en justice pour « diffusion de fausses informations » ou « incitation au trouble ». Derrière les murs des commissariats, la peur s’installe. Beaucoup de jeunes activistes découvrent que manifester, c’est risquer son diplôme, son emploi, parfois sa liberté.
La stratégie est double : frapper fort et tendre la main. Certains leaders, séduits par des postes ou des promesses de carrière, acceptent la cooptation. Le mouvement se délite, ses figures disparaissent dans les couloirs du pouvoir.
Des mouvements éclatés, sans colonne vertébrale
En Indonésie, les mobilisations naissent souvent d’une indignation soudaine. Les réseaux sociaux font office de mégaphone, mais pas d’ossature. Les syndicats restent divisés, les associations étudiantes affaiblies, les ONG isolées. Chacun lutte sur son terrain : le climat, les droits du travail, la démocratie, la Papouasie. Mais personne ne parvient à tisser une coalition assez large et assez solide pour durer.
Contrairement à 1998, quand les étudiants, les ouvriers et les classes moyennes s’étaient unis pour faire tomber Suharto, les luttes d’aujourd’hui ressemblent à des éclats de verre : brillants, tranchants, mais incapables de s’assembler en une arme commune.
Un système verrouillé par l’oligarchie
Les militants le savent : leurs adversaires ne sont pas seulement les forces de l’ordre, mais une oligarchie tentaculaire. En Indonésie, politique et affaires marchent main dans la main. Les grandes familles économiques, les élites militaires et les chefs de parti verrouillent l’agenda national. Le Parlement n’est pas un contre-pouvoir mais un prolongement du marché et des casernes.
Ainsi, même quand la rue gronde, le système absorbe la colère. La loi Omnibus en est un symbole : contestée par des millions d’Indonésiens, elle a été votée malgré tout, puis consolidée par la Cour constitutionnelle.
Le spectre du chaos
Il faut ajouter un facteur invisible : la mémoire collective. Beaucoup d’Indonésiens gardent en tête les violences de 1965, quand le régime militaire a écrasé la gauche dans un bain de sang, et celles de 1998, quand la chute de Suharto a été accompagnée d’émeutes et de pillages. Dans les villages comme dans les classes moyennes urbaines, on redoute que les manifestations ne riment avec « désordre ».
Les médias, souvent proches du pouvoir, amplifient cette peur. Ils montrent des images de vitrines brisées, parlent de « provocateurs », insistent sur les embouteillages plutôt que sur les revendications. Et sur Internet, des armées de comptes automatisés s’emploient à discréditer les manifestants, accusés d’être manipulés par des puissances étrangères.
L’absence d’horizon
Enfin, les mouvements indonésiens souffrent d’un défaut de vision. Ils savent ce qu’ils refusent : les lois injustes, la corruption, l’extractivisme. Mais ils peinent à dire ce qu’ils veulent construire. Aucun projet commun, aucune utopie fédératrice ne vient souder les colères. La contestation reste réactive, ponctuelle, et s’éteint une fois la bataille perdue.
Une démocratie d’impuissance
Ainsi va la démocratie indonésienne : vibrante dans la rue, mais impuissante dans ses effets. On y manifeste, on crie, on rêve de changement – et le lendemain, les lois passent, les élites se renforcent, le système perdure.
L’Indonésie n’est pas dépourvue de courage civique. Ce qui manque, c’est une colonne vertébrale : un mouvement capable d’unir les classes sociales, d’ancrer ses luttes dans les villages comme dans les villes, et de porter une vision alternative. Tant que cette architecture politique n’existera pas, les mobilisations continueront de fleurir, de s’éteindre, et de revenir – comme une vague qui frappe sans cesse la même digue sans jamais l’ébrécher.