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Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 12 juin 2025

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Réforme agraire : l’Indonésie au bord d’une crise de légitimité ?

Indonésie : sous l’ambition affichée de réforme agraire, les conflits fonciers s’intensifient, les paysans subissent des pressions accrues, et la gestion des terres devient un enjeu sécuritaire. En Papouasie occidentale, région intégrée à l’Indonésie en 1963, ces tensions revêtent une dimension particulière, mêlant mémoire historique, identité et aspirations à la reconnaissance.

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Réforme agraire : l’Indonésie au bord d’une crise de légitimité ?

Derrière les promesses de réforme agraire sous les gouvernements de Jokowi puis de Prabowo, les conflits fonciers n’ont cessé de s’aggraver. Les communautés indigènes font face à des pressions accrues sur leurs terres, les paysans sont criminalisés, et l’approche sécuritaire domine les réponses de l’État.

La question est posée : l’État indonésien œuvre-t-il encore pour la justice sociale, ou s’en éloigne-t-il inexorablement ?

La terre du peuple sous l’ombre du pouvoir

Depuis son accession au pouvoir en 2014, le président Joko Widodo, surnommé Jokowi, avait inscrit la réforme agraire parmi les axes centraux de son programme présidentiel, dans l’objectif affiché de réduire les inégalités foncières.

Inscrite dans sa plateforme Nawa Cita, la promesse de redistribuer 9 millions d’hectares de terres et de résoudre les conflits fonciers structurels avait nourri l’espoir d’un tournant vers plus d’équité.

Dix ans plus tard, les faits sur le terrain contredisent ces engagements. L’ère Jokowi a vu l’explosion des conflits agraires, l’expansion des grandes entreprises, la criminalisation des défenseurs des terres, et la centralisation d’un pouvoir souvent insensible aux mécanismes de justice.

En octobre 2024, Prabowo Subianto accède à la présidence, soutenu par une large coalition et une vision militarisée de l’ordre. Cette transition soulève une interrogation fondamentale : vers où va l’Indonésie ? Vers la justice sociale ou vers une forme renouvelée de colonialisme intérieur ?

Une réforme agraire détournée

La réforme agraire mise en avant par Jokowi s’est révélée essentiellement administrative. Si le programme de distribution de certificats fonciers a été massif, il n’a pas remis en cause les racines profondes de l’inégalité : un héritage colonial de dépossession, la mainmise autoritaire et militaire sur les terres sous le régime de Suharto, et une logique néolibérale qui continue de marginaliser les droits coutumiers des communautés rurales et autochtones.

Selon le Consortium pour la réforme agraire (KPA), 90 % des conflits agraires sous Jokowi impliquaient des projets soutenus par l’État : infrastructures, plantations de palmiers à huile, mines, ou projets agro-industriels (food estate). En 2023 seulement, KPA a recensé 2 305 villages affectés, couvrant plus de 1,5 million d’hectares. Les petits paysans, les communautés indigènes et les pêcheurs sont les principales victimes de l’accaparement des terres soutenu par les forces de sécurité.

Les peuples autochtones et une résistance étouffée

Le projet de loi sur les peuples autochtones (RUU Masyarakat Adat), promis depuis 2014, reste bloqué malgré sa place dans les priorités législatives. Sans cadre légal protecteur, les peuples autochtones restent vulnérables face aux expropriations.

Au lieu de les protéger, l’État a promu des mégaprojets alimentaires sur les terres indigènes en Papouasie, en Kalimantan et à Sumatra. Selon l’Alliance des peuples autochtones de l’archipel (AMAN) et l’ONG Walhi, ces programmes ont mené à la déforestation de centaines de milliers d’hectares sans le consentement des communautés. En Papouasie, 5 millions d’hectares sont ciblés, dont 2 millions dans les territoires ancestraux près de Merauke.

Le CCFD‑Terre Solidaire souligne, via son partenaire l’Union des paysans indonésiens (SPI), que plus de 700 000 paysans indonésiens se mobilisent aujourd’hui pour résister à ces accaparements fonciers. Loin de garantir la souveraineté alimentaire, ces projets renforcent la mainmise des grandes entreprises, accélèrent la déforestation et marginalisent toujours davantage les peuples autochtones.

Militarisation de la terre, criminalisation du peuple

Sous Jokowi, la gestion des conflits fonciers est devenue de plus en plus répressive. Le KPA note l’arrestation de centaines de paysans et militants ayant défendu leur droit à la terre. Sous couvert de développement, les entreprises extractives, agricoles et foncières mobilisent les forces de l’ordre pour déposséder les populations locales, sans indemnisation juste ni respect du consentement des communautés.

L’État semble considérer ses citoyens comme une menace dès qu’ils défendent leurs droits. La fonction protectrice de l’État s’efface au profit de celle de serviteur des intérêts économiques. La loi devient alors un instrument de violence légitimée, plutôt qu’un outil de justice.

Prabowo et l’autoritarisme foncier

Avec l’élection de Prabowo, les perspectives ne s’améliorent guère. Son passé militaire, son implication présumée dans des violations des droits humains, et son discours sur la « sécurité nationale » et la « souveraineté alimentaire » dessinent une politique foncière encore plus autoritaire.

Déjà sous son mandat de ministre de la Défense, on observait une implication accrue de l’armée dans la gestion des terres agricoles stratégiques. Aujourd’hui, cette tendance s’accentue : la terre devient un enjeu de sécurité, non plus un droit fondamental. Une militarisation systémique de l’agriculture prend forme.

La crise républicaine et le point de rupture papou

Si la violence continue d’être l’unique réponse aux conflits fonciers, l’Indonésie risque un effondrement de son projet de réforme agraire. L’inégalité foncière, la dépossession des communautés, et la perte de confiance envers les institutions peuvent déclencher une crise sociale et politique majeure.

En Papouasie occidentale, région intégrée à l’Indonésie en 1963 dans un contexte contesté, la question foncière revêt une dimension encore plus profonde, mêlant spoliation, identité et histoire coloniale non résolue : il touche à l’identité, à l’histoire, et à la survie des peuples autochtones. La prise de terres sans consentement aggrave une injustice historique. Pour les Papous, la terre n’est pas un bien économique, c’est une mère, un principe de vie.

Mgr Bernard Baru, évêque papou de Timika, l’a exprimé avec force :

« La terre, c’est notre mère. Si elle est volée, c’est notre vie qui l’est aussi. L’État doit cesser de regarder la Papouasie d’en haut, et commencer à écouter d’en bas. »

Quo vadis, Indonésie ?

L’Indonésie est à la croisée des chemins. Au-delà des vitrines séduisantes du développement, une interrogation fondamentale subsiste : vers quel avenir conduit-elle, et à quel prix ?

La Constitution affirme que l’État est là pour protéger le peuple et réaliser la justice sociale. Mais dans la pratique, les politiques semblent souvent ignorer les voix du bas, au profit d’une logique de marché et d’intérêts oligarchiques.

Cet article est un appel à ne pas trahir l’idéal premier de la République : une société juste, digne et solidaire. Ce combat n’est pas seulement celui des Indonésiens, mais de toutes celles et ceux qui, partout, défendent la justice contre la prédation. À eux, nous adressons notre salut fraternel et résolu.

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