Ne jamais trahir la mémoire : pour une histoire juste et un avenir partagé
« N'abandonnez jamais l'histoire. » —Soekarno , fondateur de l'Indonésie
Chaque nation est façonnée par ses souvenirs. Et chaque mémoire est un champ de bataille. Si certains considèrent l'histoire comme un outil d'apprentissage, d'autres l'utilisent comme une arme – pour justifier, dissimuler et étouffer. En Indonésie, le passé est une blessure qui reste ouverte. Et dans le silence des manuels scolaires, au sein des strates idéologiques du récit national, un processus inquiétant de réécriture est en cours.
Derrière le masque d'un « récit national inclusif » promu par le régime de Prabowo Subianto – ancien général des forces spéciales et héritier direct du Nouvel Ordre de Suharto –, une réinvention de l'histoire est en cours. L'objectif ? Réconcilier l'indicible avec la noblesse. L'arme ? Une histoire adoucie, dite « positive », où les méchants deviennent des héros, les résistants des fauteurs de troubles et les victimes des notes de bas de page.
Quand l'histoire devient un champ de bataille
Enseigner l'histoire honnêtement n'est jamais agréable. Cela dérange. Cela expose. Cela nous force à réfléchir contre nous-mêmes. Et c'est précisément pourquoi les régimes autoritaires, ou ceux qui préservent leur ADN, tentent de l'assainir. L'histoire devient alors une tentative de purification idéologique : le massacre de 1965 est effacé, les crimes de guerre au Timor oriental et en Papouasie occidentale sont minimisés, les fosses communes sont passées sous silence, la torture est justifiée, et l'on parle de « stabilité » et de « progrès ».
L’histoire devient alors un miroir trompeur, où le sang se déguise en peinture patriotique.
Le retour des fantômes : Suharto, Prabowo et la création d'un héros
L'Indonésie a-t-elle jamais échappé à l'ombre de Suharto ? Compte tenu de l'ascension de Prabowo, gendre de l'ancien dictateur, soupçonné de crimes de guerre en Papouasie et au Timor, on pourrait en douter.
Le plus inquiétant dans ce climat de révisionnisme éhonté est la proposition d'élever le général Suharto au rang de héros national. Or, il fut l'un des architectes des brutales campagnes militaires en Papouasie occidentale et au Timor oriental. Son élévation au rang de « héros national » n'est rien d'autre qu'une insulte à la mémoire des victimes. Pire encore, elle banalise les crimes d'État.
Tout cela se fait au nom de la « réconciliation nationale », qui sent le déni, où l'on refuse de blâmer qui que ce soit, préférant enterrer le conflit dans un grand récit de paix où chacun est au moins en partie coupable, au moins en partie victime. Mais quand les archives pleurent le sang, peut-on vraiment parler de pardon sans justice ?
Le poison du langage : quand la positivité sert le mensonge
Dans cette reconfiguration du récit national, les mots deviennent suspects. « Paix » devient un code pour le silence. « Unité » devient un prétexte pour effacer la diversité. Et la « positivité historique » devient un masque de velours appliqué sur la machine à broyer la vérité.
Le nouveau programme scolaire risque de qualifier la période de 1965 non pas de génocide politique, mais d'« ajustement idéologique ». La révolte papoue est présentée comme une « ingérence étrangère ». L'opération militaire de 1975 au Timor oriental est réinterprétée comme une « mission de stabilisation nationale ».
Le viol systématique des femmes sino-indonésiennes en mai 1998, au cœur du chaos qui a conduit à la chute de Suharto, a été tout simplement effacé du récit national. Or, il s'agissait d'une violence sexiste et raciale, documentée par des ONG locales et internationales, mais ignorée par les institutions, réprimée par l'État et niée dans les manuels scolaires. C'était comme si cette horreur n'avait jamais eu lieu.
Tout cela sera enseigné dans les manuels scolaires, répété dans les discours officiels et inclus dans les examens. C'est ainsi que nous créons une génération d'amnésie – ou pire, de complicité par l'ignorance.
Rejeter la trahison de la mémoire
Rejeter cette histoire officielle n'est pas une volonté militante. C'est un acte de résistance éthique. Car une nation qui falsifie son passé n'a pas d'avenir digne. Elle répète ses erreurs, renie ses victimes et crée des citoyens dociles et des bourreaux réhabilités.
C'est pourquoi l'histoire ne doit pas être abandonnée au pouvoir. Elle doit rester un espace critique, un lieu de parole pour les oubliés, un laboratoire d'imagination démocratique.
Enseigner la vérité signifie parfois révéler ses propres blessures intérieures. Mais c'est aussi la seule voie vers une véritable réconciliation, qui exige de reconnaître les crimes, de se souvenir de la résistance et de s'engager pour la justice.
L'appel de Soekarno : ne jamais oublier
En 1966, alors que les vents glacials d'un coup d'État militaire commençaient à souffler sur l'Indonésie, le président Soekarno lança un avertissement désormais célèbre : « N'abandonnez jamais l'histoire. » Ce n'était pas seulement un avertissement de ne pas oublier. C'était une prophétie.
Car l'oubli n'est jamais neutre. Il est organisé. Il est politisé. Et il tue deux fois : il tue les morts en les effaçant, et il tue les vivants en les empêchant d'apprendre.
Aujourd'hui, alors que ceux qui sont au pouvoir réinventent les figures de leur panthéon et réécrivent les pages sombres à l'encre blanche, c'est à notre tour de dire non. Non aux mensonges de l'histoire. Non à la canonisation des bourreaux. Non à l'éducation à l'oubli.
La mémoire est un acte de justice. Et c'est à cette justice que devraient aspirer ceux qui aspirent véritablement à la liberté.