Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 13 juin 2025

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Révolution culturelle indonésienne : le paradoxe du Pancasila

Comment une idéologie fondatrice, censée unir un archipel aux identités multiples, s’est transformée en un puissant instrument politique. Le Pancasila, entre idéal d’unité et outil de normalisation, a façonné l’Indonésie contemporaine, tout en révélant ses tensions profondes, ses blessures minoritaires, et ses paradoxes démocratiques.

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Révolution culturelle indonésienne : le paradoxe du Pancasila

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que les empires coloniaux perdaient leur emprise, l’Indonésie s’est lancée dans une quête déterminée pour son indépendance. Guidée par des leaders nationalistes, la population espérait bâtir une nation libre et unie à partir d’un archipel marqué par la diversité.

Pancasila : fondements d’une nation plurielle

Sukarno, figure centrale de la lutte pour l’indépendance de l’Indonésie, a formulé le Pancasila comme fondement idéologique de la future nation.

Cette philosophie politique, articulée autour de cinq principes, se voulait un socle universel, transcendant les divisions pour forger l’identité indonésienne.

Dans les faits, le Pancasila représentait un compromis : une foi commune en Dieu, mais respectant la pluralité des croyances ; une unité nationale fondée sur la diversité ; une démocratie guidée pour éviter les chaos ; et une justice sociale pour promouvoir l’égalité. Ce pacte idéal semblait prometteur, un véritable « contrat social » pour un archipel éclaté.

La mise en œuvre d’une révolution culturelle douce

Cependant, l’ascension de Suharto, après les turbulences sanglantes de 1965 qui précédèrent la chute de Sukarno, marqua un tournant décisif. Sous le régime militaire du Nouvel Ordre, le Pancasila fut élevé au rang de doctrine d’État, devenu un pilier idéologique central et obligatoire. Chaque citoyen devait s’y conformer, sous peine d’être accusé d’antipatriotisme, voire de subversion.

Le contrôle idéologique s’exerça dans tous les domaines : écoles, médias, associations. Le programme P4 (Pedoman Penghayatan dan Pengamalan Pancasila), imposé à l’ensemble des citoyens, servit à diffuser une interprétation officielle du Pancasila, souvent présentée comme vérité unique et indiscutable.

On raconte que dans certaines petites écoles rurales, les enfants étaient encouragés à réciter les cinq principes du Pancasila quotidiennement, souvent sans comprendre pleinement leur portée. Un ancien élève se souvient : « Nous apprenions le Pancasila comme une prière. Mais personne ne parlait de ce que cela signifiait vraiment pour nos vies. »

Ce conditionnement mental, accompagné d’une répression sévère des opposants — réels ou supposés — instaura une discipline sociale rigoureuse, un ordre parfois étouffant, mais efficace pour stabiliser un pays menacé par la division.

Le Timor oriental : le drame de l’intégration forcée

L’histoire du Timor oriental reste un épisode sombre de cette révolution culturelle indonésienne. En 1975, l’invasion militaire s’accompagna d’une campagne d’assimilation idéologique où le Pancasila était brandi comme preuve d’une volonté d’unité, d’un progrès partagé.

Mais pour les Timorais, ce fut une expérience dévastatrice. Un témoin raconte : « Nous devions apprendre les slogans du Pancasila, chanter ses hymnes, alors que nos proches disparaissaient. C’était comme si on voulait effacer notre histoire, notre langue, notre foi. »

Cette tragédie a marqué durablement la conscience collective. Elle révèle la limite du Pancasila lorsqu’il est instrumentalisé : loin d’être un pont, il peut devenir une arme d’effacement culturel et politique.

Papouasie occidentale : une résistance silencieuse

En Papouasie occidentale, les tensions sont moins visibles à l’échelle internationale, mais elles sont tout aussi profondes. La région, peuplée de peuples mélanésiens distincts, a vu l’imposition du Pancasila comme un symbole d’« unité » souvent perçue comme un acte de domination.

Les jeunes Papous ont parfois été contraints de participer à des cérémonies où ils devaient afficher leur allégeance au drapeau indonésien et réciter le Pancasila, parfois au détriment de leurs traditions ancestrales. Un artiste papou confie : « Nous sommes fiers de nos chants et danses. Mais à l’école, on nous disait que notre culture était primitive, que le Pancasila était notre avenir. »

Ce conflit entre identité locale et nationalisme officiel nourrit un ressentiment qui perdure. Il pose la question cruciale de la place des peuples autochtones dans l’État indonésien.

Minorité chinoise : entre assimilation forcée et méfiance persistante

Un autre exemple emblématique des contradictions du Pancasila est la situation de la minorité ethnique chinoise en Indonésie. Historiquement très active dans le commerce et la finance, cette communauté a souvent été perçue avec suspicion par les autorités et une partie de la population.

Sous le régime du Nouvel Ordre, les politiques d’assimilation furent strictes : il était interdit de parler le mandarin dans les lieux publics, les noms chinois devaient être changés en noms indonésiens, et les pratiques culturelles traditionnelles étaient découragées. Le Pancasila servait alors à promouvoir une « identité indonésienne », mais en pratique cela signifiait effacer toute différence visible chez les Chinois d’Indonésie.

Une famille chinoise de Jakarta se souvient : « Ma grand-mère cachait ses livres en chinois, elle craignait que ses enfants soient persécutés à l’école. Le Pancasila était partout, mais il ne protégeait pas notre culture, il la réprimait. »

Cette politique n’a pas empêché les violences à l’encontre des Chinois, notamment lors des émeutes de 1998 où des centaines de personnes furent tuées et des quartiers entiers incendiés. Ces événements ont mis en lumière la fragilité des idéaux pancasiliens quand ils se heurtent aux préjugés ethniques et sociaux.

Minorités et pluralisme : la difficulté de concilier unité et diversité

Dans d’autres parties de l’archipel, la rigidité du cadre pancasilien a parfois conduit à des politiques discriminatoires, notamment envers des minorités religieuses ou ethniques. Le cas des Ahmadiyya, une communauté musulmane souvent persécutée, illustre cette tension entre le pluralisme revendiqué et la réalité.

Une situation emblématique s’est produite dans une ville de Java où un centre de culte Ahmadi a été fermé par les autorités locales, justifiant leur action par la nécessité de préserver « l’harmonie sociale » et le respect du Pancasila. Ce paradoxe est au cœur des contradictions indonésiennes : comment promouvoir l’unité sans écraser les différences ?

Vers une redéfinition du Pancasila ?

Depuis la fin de l’ère Suharto, des voix se sont élevées pour appeler à une lecture plus ouverte, plus démocratique du Pancasila. Cette idéologie pourrait devenir un espace de dialogue plutôt qu’un cadre rigide.

Des initiatives citoyennes, des mouvements culturels et des intellectuels indonésiens explorent aujourd’hui comment rendre le Pancasila vivant et pertinent, notamment en intégrant les perspectives des minorités. Cette évolution est essentielle pour que le Pancasila ne soit plus un outil de contrôle, mais un vrai ciment social.

Miroir complexe d’une nation en devenir

Le Pancasila incarne la volonté d’unité dans un pays d’une diversité exceptionnelle. Mais il reflète aussi les tensions, parfois douloureuses, qui traversent l’Indonésie.

La « révolution culturelle » indonésienne, bien que moins spectaculaire que ses homologues asiatiques — comme la Révolution culturelle de Mao en Chine ou le régime de terreur de Pol Pot au Cambodge — s’est néanmoins traduite par un contrôle idéologique rigoureux et une répression silencieuse, justifiés au nom de l’unité nationale.

Ce long chemin, entre ordre et liberté, unité et pluralité, montre que l’avenir du pays dépendra de sa capacité à concilier ces forces apparemment contradictoires. Le Pancasila, s’il s’adapte et s’enrichit, pourrait alors devenir le véritable socle d’une nation où toutes les voix trouvent leur place.

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