Les enfants du silence : générations sacrifiées entre 1965 et 2000 dans l’Indonésie autoritaire
Entre l’effacement des mémoires, les interdits de parole et la peur héréditaire, l’Indonésie autoritaire du dernier tiers du XXe siècle a sacrifié des générations entières sur l’autel de l’unité nationale et de la stabilité. Ce sont les enfants des disparus, des exilés, des torturés — mais aussi ceux des peuples périphériques soumis à une violence coloniale intérieure. Ces enfants du silence, nés de la terreur de 1965 ou des guerres oubliées en Papouasie, Aceh et au Timor oriental, incarnent la fracture refoulée de la République. Pendant près de quatre décennies, ils ont grandi sans droit à la mémoire, sans droit à la parole, sous la menace constante de l’étiquette d’ennemi de la nation. Ce silence imposé n’était pas seulement familial : il était structurel, idéologique, programmé.
1965 : la naissance d’un traumatisme intergénérationnel
Le 1er octobre 1965, sous prétexte de prévenir un soulèvement communiste, l’armée indonésienne dirigée par le général Soeharto lance une vaste purge. Ce qui s’ensuit est l’un des plus grands massacres du XXe siècle : entre 500 000 et un million de personnes tuées, des centaines de milliers emprisonnées sans procès, torturées, violées, déportées. Ces victimes étaient accusées — souvent sans preuve — d’avoir un lien avec le Parti Communiste Indonésien (PKI).
Mais les morts ne sont pas les seuls à avoir été frappés : leurs enfants et petits-enfants ont grandi dans la honte, la peur, l’effacement. Interdits d’université, exclus de la fonction publique, surveillés par l’appareil sécuritaire, ils sont devenus une catégorie politique invisible : les enfants du G30S/PKI. Leur quotidien fut marqué par la stigmatisation sociale, l’humiliation scolaire, la perte d’identité.
La chercheuse et militante Soe Tjen Marching a documenté ces existences marquées par la honte héréditaire et le silence contraint. Dans ses enquêtes, elle montre comment le trauma de 1965 ne se limite pas aux victimes directes : il s’étend à toute leur descendance, dans une logique de culpabilité collective imposée.
La fabrication du silence : école, censure, propagande
Le régime du Nouvel Ordre (Orde Baru) a imposé un récit unique de l’histoire nationale, fondé sur la glorification de l’armée et la diabolisation du communisme. La terreur n’était pas seulement physique : elle était pédagogique, idéologique. Dès l’école primaire, les enfants apprenaient une version falsifiée des événements de 1965.
Le film "Pengkhianatan G30S/PKI", diffusé chaque année en Indonésie, est une puissante propagande d’État sous Suharto. Il montre les militantes communistes Gerwani comme des tortionnaires sadiques et immorales, responsables de violences atroces sur des généraux nationalistes. Ces images sexistes et dramatisées visaient à diaboliser le communisme et à justifier les massacres de 1965. Repris dans les écoles, ce film a instauré une terreur psychologique et un silence collectif sur cette période sombre, enfermant des générations dans une version officielle manipulée de l’histoire.
Les enfants de supposés communistes grandissaient dans la peur de voir leur identité révélée. Dans de nombreuses familles, les parents interdisaient toute question sur le passé. Des enfants ignoraient jusqu’au nom réel de leurs grands-parents ou les raisons de leur disparition. L’État avait non seulement détruit les corps, mais effacé les mémoires.
L’unité nationale contre la vérité : la troisième sila comme arme idéologique
Le silence imposé par l’État était souvent justifié par l’idéologie officielle du Pancasila, en particulier sa troisième sila : "Persatuan Indonesia" (l’unité de l’Indonésie). Cette unité, au lieu de garantir la diversité, a été instrumentalisée pour imposer le conformisme politique et réprimer toute dissidence.
Toute critique du pouvoir, toute revendication de justice ou de mémoire était accusée de menacer "l’unité nationale". Ainsi, les familles de disparus, les survivants de 1965, mais aussi les mouvements d’autodétermination (Papouasie, Aceh) ont été réprimés au nom de cette "unité". La troisième sila a servi de justification idéologique à un autoritarisme soutenu par l’armée, où la paix ne signifiait pas justice, mais silence.
Les enfants de la périphérie : Papouasie, Timor, Aceh
Si le traumatisme de 1965 a marqué la population javanaise et urbaine, les régions périphériques ont connu des violences tout aussi destructrices. À Timor oriental, occupé par l’armée entre 1975 et 1999, des milliers d’enfants ont été enlevés à leurs familles et transférés à Java. Beaucoup ont perdu leur langue, leur religion, leur mémoire. Ces enfants "intégrés" sont devenus des orphelins culturels.
En Papouasie, les campagnes militaires répétées ont fait des milliers de morts. Les enfants papous grandissent dans une atmosphère militarisée, avec des écoles infiltrées par des forces de sécurité, des enseignants militaires, et une culture nationale imposée qui nie leur identité mélanésienne. La violence coloniale intérieure est permanente.
En Aceh, dans les années 1990, la lutte du GAM (Mouvement pour un Aceh libre) a été réprimée dans le sang. Les enfants assistaient à des scènes de torture, de viols collectifs, de disparitions. Le souvenir du conflit reste vivace, et la mémoire familiale — comme pour les victimes de 1965 — reste souvent murée dans le silence.
Les mères du jeudi : Kamisan, ou la mémoire debout
Face à l’omerta officielle, des figures civiles se sont levées pour briser le silence. Depuis 2007, chaque jeudi, des familles de victimes se rassemblent devant le palais présidentiel à Jakarta pour une action silencieuse appelée "Aksi Kamisan". Habillées de noir, tenant des parapluies sombres, elles demandent justice pour leurs proches disparus.
Parmi elles, Sumarsih, mère de Bernardus Realino Norma Irmawan, tué lors des manifestations de 1998, incarne la douleur transgénérationnelle. Sa persévérance hebdomadaire, malgré l’indifférence de l’État, est devenue un symbole national de dignité.
À ses côtés, Bedjo Untung, survivant des purges de 1965, milite inlassablement pour la reconnaissance des crimes de l’État, à travers le "Yayasan Penelitian Korban Pembunuhan 1965" (YPKP65). Son combat témoigne du lien entre mémoire, réconciliation et avenir démocratique.
Suciwati, veuve du défenseur des droits humains Munir Said Thalib, assassiné en 2004, participe également à ce mouvement. Munir dénonçait les crimes de l’armée, et son meurtre reste impuni. Suciwati, en luttant pour la vérité sur la mort de son époux, prolonge le combat pour la justice structurelle dans un pays encore dominé par les forces de l’impunité.
Héritiers de l’oubli, semeurs de mémoire
Aujourd’hui, les enfants du silence sont devenus adultes. Beaucoup ont choisi le chemin de l’art, de la recherche, de l’engagement civique pour briser les chaînes de l’oubli. Des archives orales, des documentaires, des récits autobiographiques émergent peu à peu.
Les travaux de Soe Tjen Marching, sans complaisance ni victimisation, contribuent à déconstruire la fausse neutralité de l’État et à rendre visible la pluralité des traumatismes. Il ne s’agit pas de glorifier le passé, mais de réinscrire la voix des victimes dans l’histoire nationale.
Pour une mémoire libératrice
De 1965 à 2000, l’Indonésie a produit des générations mutilées, non pas par manque d’éducation, mais par un excès d’idéologie autoritaire. Les enfants du silence sont les héritiers d’un traumatisme non reconnu, porteurs d’une mémoire niée. Leur lutte n’est pas tournée vers le passé, mais vers une démocratie réelle : celle qui reconnaît ses fautes, répare ses injustices, et respecte la parole des marginalisés.
Car sans mémoire, il n’y a pas de justice. Et sans justice, il n’y a pas de paix.