Repenser la laïcité au XXIe siècle : au-delà de la séparation Église-État, vers une éthique de la coexistence
La laïcité est l’un des concepts les plus débattus, dévoyés, et parfois sacralisés des sociétés modernes. Apparue historiquement dans le sillage des Lumières et des révolutions démocratiques, elle a cristallisé l'exigence de séparer les sphères de l'autorité spirituelle et du pouvoir temporel.
Pourtant, dans un monde globalisé, pluriel, traversé de tensions identitaires, technologiques et affectives, cette laïcité héritée du XIXe siècle semble parfois inadéquate. Repenser la laïcité aujourd’hui, ce n’est pas l’abolir ni la trahir, mais lui redonner un sens vivant, ouvert, et conscient des complexités nouvelles.
Il s’agit donc d’envisager la laïcité non plus uniquement comme un cadre juridique de séparation entre l’Église et l’État, mais comme une éthique du vivre-ensemble, une pédagogie du respect de l'altérité, et un effort collectif pour articuler la rationalité politique avec la profondeur affective de l'existence humaine.
Héritage et limites de la laïcité classique
La laïcité moderne s’est construite en Europe comme un outil d’émancipation face à la domination des religions instituées. La séparation de l’Église et de l’État visait à garantir la liberté de conscience, à protéger l’espace public des dogmes religieux, et à soustraire l’État à toute tutelle spirituelle. La loi française de 1905, en ce sens, représente une avancée considérable.
Mais ce modèle, forgé dans un contexte où la religion chrétienne était hégémonique, tend aujourd’hui à devenir aveugle à la pluralité réelle des sociétés contemporaines. Le mythe de la neutralité absolue de l’espace public peut se transformer en instrument d’exclusion ou en prétexte à l’invisibilisation de certaines cultures. Hannah Arendt nous rappelait que la neutralité étatique peut virer à l’indifférence face à l’injustice, et qu’aucune structure politique ne peut être stable si elle nie la réalité concrète des hommes.
De plus, l’approche strictement juridique ou institutionnelle de la laïcité oublie un fait fondamental : les êtres humains ne sont pas que des citoyens rationnels. Ils sont aussi des êtres affectifs, porteurs de sens, de mémoire, de blessures et de désirs. La modernité laïque a tenté de refouler le besoin spirituel, sans toujours comprendre qu’il n’est pas soluble dans le seul progrès technique ou l’utilitarisme.
Vers une nouvelle cartographie des séparations
Repenser la laïcité au XXIe siècle suppose de sortir de la simple opposition Église/État pour envisager une séparation plus large et plus subtile des pouvoirs. Car aujourd’hui, les nouveaux clergés ne sont plus seulement religieux : ce sont aussi les multinationales du numérique, les influenceurs de masse, les partis hyperidéologisés, les propagandes culturelles, les algorithmes manipulateurs des affects.
Daniel Beresniak, dans "La laïcité, un combat pour l'universel", insistait déjà sur le fait que la laïcité ne saurait être réduite à un règlement administratif, mais qu’elle est une méthode pour préserver la pluralité des chemins de sens. Selon lui, le danger réside moins dans les religions que dans l’uniformisation des consciences, y compris par des formes non religieuses de domination.
Ainsi, la laïcité devrait s’élargir à la sphère des pouvoirs symboliques et émotionnels, en garantissant une autonomie de l’individu face à toute forme de pouvoir qui prétend dicter le sens de l’existence. Il ne s’agit plus seulement de séparer le sacré du politique, mais de résister à la captation du sens par des pouvoirs qui se réclament de la science, de la nation, de l’opinion, ou du marché.
La dimension affective : une faiblesse ou une richesse ?
Le projet laïque ne doit pas être une neutralisation des affects, mais plutôt une mise en commun maîtrisée de nos émotions humaines. Spinoza, déjà, dans l’Éthique, distinguait les passions tristes (peur, haine, ressentiment) des passions joyeuses (confiance, amour, espérance). Une société juste est celle qui cultive les affects libérateurs, non ceux qui asservissent.
Dans un monde où la colère, la peur, l’indignation sont amplifiées par les réseaux sociaux, il est vital de réhabiliter une éducation affective dans l’espace public. Il ne s’agit pas de « désaffecter » la politique, mais d’éduquer les affects pour éviter leur instrumentalisation.
À cet égard, Beresniak rappelait que la laïcité n’exige pas le silence des convictions mais leur expression responsable dans un cadre commun. Une laïcité du XXIe siècle devrait donc intégrer une écologie des émotions : apprendre à vivre avec nos désirs, nos mémoires, nos blessures, sans les absolutiser, ni les nier.
Refuser la récupération partisane : une vigilance éthique
L’un des dangers majeurs de notre époque est la politisation partisane de la laïcité. Tantôt brandie par des partis identitaires pour exclure des minorités religieuses, tantôt instrumentalisée par d’autres pour légitimer des communautarismes, la laïcité devient un totem vidé de sa substance.
Abdennour Bidar, philosophe et figure de l’islam libéral en France, a clairement mis en garde contre la transformations de la laïcité en une identité fermée. La seule manière de lui rendre sa dignité est de la désidéologiser, sans pour autant la désincarner. Il faut lui redonner son statut d’exigence morale, au-dessus des calculs partisans.
La démocratie n’est pas la fin de la religion, mais l’apprentissage de sa transformation, au service de l'humain. L’État laïque doit garantir l’autonomie de chacun sans brimer sa quête de sens, et arbitrer les conflits sans favoritisme, avec justice et retenue.
Une laïcité de l’écoute, de la distance et de la rencontre
Repenser la laïcité au XXIe siècle, c’est l’arracher à sa gangue de formalisme juridique pour la refonder comme une éthique de la coexistence. Elle ne doit plus être une muraille froide entre les sphères de croyance et les sphères civiles, mais un espace respirant où les subjectivités peuvent cohabiter sans se dévorer.
Dans un monde fragmenté, il est urgent de retrouver le sens du commun sans uniformité, du dialogue sans domination, de la distance respectueuse sans indifférence cynique. La laïcité n’est ni une religion d’État, ni une guerre contre la religion, mais une posture d’écoute et de justice, qui permet à chacun de chercher librement la vérité, sans crainte ni prosélytisme.
Ce n’est qu’en intégrant les dimensions affectives, symboliques et culturelles de l’humain, tout en refusant la récupération partisane, que la laïcité pourra redevenir une promesse active de liberté, de pluralisme et de paix intérieurement assumée.