La générosité est-elle vraiment une vertu ?
La générosité, en apparence, semble l’une des vertus les plus universellement admirées. Donner à autrui, partager ses ressources, se montrer bienveillant — autant de gestes qui incarnent le meilleur de l’humanité. Pourtant, dans la réalité sociale contemporaine, la générosité est peut-être moins une vertu qu’une performance morale, un miroir social où chacun veut se voir « bon ». L’article du média indonésien Tirto sur le paradoxe de la générosité révèle cette tension : l’Indonésie, longtemps classée parmi les nations les plus généreuses du monde selon le World Giving Index, montre en pratique une moralité du don souvent dépendante du regard d’autrui ou du cadre religieux.
Dès lors, une question s’impose : la générosité est-elle réellement une vertu — ou seulement un réflexe social, un rituel d’apparence ?
La face lumineuse : la générosité comme vertu morale
Dans la tradition philosophique classique, d’Aristote à Thomas d’Aquin, la vertu est une disposition stable de l’âme orientée vers le bien. Être généreux, c’est donc manifester une excellence morale : savoir donner avec discernement, sans ostentation, et dans la juste mesure. La générosité authentique est un mouvement intérieur, un élan du cœur libéré de la peur du manque et du calcul du retour.
L’Indonésie, profondément marquée par la religiosité, incarne en partie cette idée. Le don y est ritualisé : sedekah, zakat, gotong royong — autant de formes de solidarité qui soutiennent le tissu communautaire. Donner, c’est participer à l’harmonie sociale, entretenir la cohésion et réduire la honte d’autrui. En ce sens, la générosité fonctionne comme ciment éthique et spirituel : elle relie les individus au-delà de la logique marchande et rappelle l’existence d’un devoir moral envers autrui.
Le revers du miroir : la générosité comme stratégie sociale
Mais l’étude citée par Tirto montre que cette générosité n’est pas toujours le fruit d’une conviction intime. Lorsqu’on retire les regards, les récompenses symboliques ou la promesse religieuse, la main du don se fige. Dans des expériences comportementales (dictator games), les Indonésiens — pourtant réputés parmi les plus généreux du monde — se montrent bien moins enclins à partager lorsque le geste ne produit ni reconnaissance ni bénéfice moral.
Ce constat suggère une vérité dérangeante : la générosité, souvent célébrée comme vertu, peut devenir une monnaie sociale. On donne pour être vu, pour être béni, pour préserver son image morale. Ainsi, le don cesse d’être désintéressé ; il devient communication, voire transaction symbolique.
Nietzsche l’avait pressenti : la morale du bienfait cache parfois un instinct de pouvoir. Donner, c’est s’élever au-dessus de celui qui reçoit. C’est affirmer une supériorité subtile : celle de celui qui peut se permettre d’être bon. Sous la lumière dorée de la vertu, le geste du don peut donc dissimuler une hiérarchie implicite — entre le bienfaiteur et le bénéficiaire, le fort et le faible.
Le paradoxe contemporain : charité sans justice
Le paradoxe de la générosité moderne — et particulièrement dans les sociétés religieuses — est qu’elle prospère souvent là où les inégalités persistent. Plus la société est inégalitaire, plus la charité devient visible : fondations, dons publics, campagnes humanitaires…
Mais cette charité spectaculaire ne corrige pas toujours les causes structurelles de l’injustice ; elle les adoucit, les rend tolérables.
La générosité devient alors un baume moral, un substitut à la justice sociale. Elle soulage les consciences, mais pas les systèmes. On ne répare pas les fractures sociales par des gestes isolés, mais par des institutions justes. Tant que la générosité ne s’accompagne pas d’une volonté de transformation, elle demeure une vertu fragile, dépendante du pathos et du regard.
Vers une éthique du don lucide
Faut-il alors se défier de la générosité ? Sans doute pas, mais il convient de l’interroger. Le don, pour garder sa force, doit être pensé au-delà du simple geste. Ce n’est pas tant la pureté morale qui compte que la conscience du contexte, du sens et des effets. Être généreux, ce n’est pas nécessairement agir par altruisme absolu ; c’est parfois une manière d’entrer en relation, de reconnaître notre interdépendance, ou de rééquilibrer des liens sociaux fragiles.
La générosité gagne ainsi en justesse lorsqu’elle s’accompagne de lucidité : comprendre pourquoi l’on donne, à qui, et ce que ce geste produit. Non pour se juger ou se glorifier, mais pour que le don demeure un acte habité de sens, plutôt qu’un simple réflexe ou une mise en scène.
Aristote dirait que la vertu se situe dans la juste mesure : ni avarice, ni ostentation. Levinas, lui, y verrait une ouverture à l’Autre : donner, c’est reconnaître le visage d’autrui, non pas pour se grandir, mais pour exister avec.
La générosité, ainsi comprise, devient une forme de lucidité morale — non un spectacle, mais une relation.
Une vertu sous condition
La générosité n’est pas une vertu automatique ; c’est une possibilité fragile. Elle cesse d’être vertueuse dès qu’elle devient instrumentale.
Ce que révèle le paradoxe indonésien, c’est que la vertu ne réside pas dans la fréquence du don, mais dans sa profondeur morale. On peut être souvent généreux sans être vertueux, comme on peut être pauvre et pourtant infiniment noble.
Être généreux, au sens fort, suppose donc une exigence : celle de ne pas se servir du bien pour paraître bon. La véritable vertu du don, c’est le silence.