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Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 14 juin 2025

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L’héritage trahi : la gauche oubliée et le nationalisme aveugle en Indonésie

En Indonésie, la mémoire de la gauche réprimée en 1965 est effacée, ignorée même par la gauche française. Ce silence nourrit un nationalisme confondant amour du pays et chauvinisme. Reconnaître cette histoire, sans la glorifier, c’est rendre justice aux luttes populaires et penser un patriotisme fondé sur la justice, la solidarité et la vérité.

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L’héritage trahi : la gauche oubliée et le nationalisme aveugle en Indonésie

L’histoire de l’Indonésie contemporaine est racontée comme un long chemin vers la liberté nationale, porté par des héros unificateurs et cimenté par le sang des martyrs de la lutte anticoloniale.

Mais sous cette narration dominante se cache une autre histoire, tue, niée, criminalisée : celle de la gauche indonésienne. Avant d’être balayée dans un bain de sang en 1965, elle avait façonné l’imaginaire d’un avenir égalitaire, libéré non seulement de la colonisation mais aussi de l’exploitation.

Du marxisme au nationalisme populaire

Dès les premières décennies du XXe siècle, les cercles marxistes, les syndicats ouvriers, les intellectuels anti-impérialistes et les paysans engagés ont contribué de façon décisive à la construction d’une conscience nationale.

Le Parti communiste indonésien (PKI), fondé en 1920, devient l’un des plus grands partis communistes non occidentaux de l’époque. Il s’appuie sur des bases populaires, particulièrement dans les zones rurales et urbaines pauvres.

Ce parti, loin de n’être qu’un simple vecteur idéologique étranger, naît au cœur des contradictions locales : colonialisme brutal, féodalité persistante, inégalités sociales abyssales.

Une anecdote révélatrice : Indonesia Raya et L’Internationale

Une anecdote populaire rapporte que, lors de la première exécution publique de l’hymne national Indonesia Raya en 1928, certains militants et journalistes néerlandais auraient noté une ressemblance troublante avec L’Internationale, le célèbre chant révolutionnaire.

Bien que la similitude mélodique n’ait jamais été reconnue officiellement, elle témoigne d’une époque où les aspirations à la liberté nationale et à la justice sociale n’étaient pas perçues comme opposées, mais complémentaires.

Figures effacées et soulèvements oubliés : 1926-1928, le rêve brisé d’une révolution populaire

Bien avant la proclamation de l’indépendance en 1945, l’archipel indonésien fut le théâtre de mouvements de révolte anticoloniaux d’envergure.

En 1926 à Java et en 1927-1928 à Sumatra, des soulèvements populaires furent menés par des militants liés au Partai Komunis Indonesia (PKI), dans le sillage des réseaux internationalistes de l’époque.

Réprimées dans le sang, ces insurrections exprimaient un rejet net de la domination néerlandaise, porté par divers courants progressistes de l’époque. Environ 1 300 militants survivants furent déportés au bagne de Boven-Digoel, en Papouasie occidentale.

Parmi les figures majeures de cette époque se distingue Tan Malaka, penseur révolutionnaire d’envergure mondiale, auteur de Madilog (Matérialisme, Dialectique, Logique), qui proposait une synthèse audacieuse entre marxisme, islam progressiste et lutte anticoloniale.

Aujourd’hui encore, Tan Malaka reste exclu des récits officiels, réduit à un rôle marginal malgré son influence sur des générations d’activistes. Son effacement participe d’une politique de l’oubli, où l’État-nation postcolonial se construit en reniant une partie de ses racines populaires et égalitaires.

Ki Hajar Dewantara : entre héritage progressiste et réécriture nationaliste

Même les figures fondatrices les plus respectées n’échappent pas à ce travail de relecture idéologique.

Ki Hajar Dewantara, reconnu comme le père de l’éducation nationale indonésienne, fut en réalité un penseur radical et anticolonial. Proche des cercles progressistes néerlandais, il incarnait une vision ouverte et engagée.

Fondateur du Taman Siswa, il prônait une pédagogie émancipatrice, centrée sur la dignité de l’élève, en rupture avec l’autoritarisme colonial et les dogmes traditionnels.

Aujourd’hui, son héritage est dépouillé de ses racines humanistes et de gauche, pour être recyclé dans un récit nationaliste conservateur qui efface toute trace de dissidence.

Comme tant d'autres, son image est figée dans une iconographie dépolitisée — un père de la nation, mais sans la pensée critique qui l’animait.

Soekarno, le compromis fragile du Nasakom

Sous la présidence de Soekarno, les forces de gauche ne sont pas en marge mais au cœur du projet national. Le concept de Nasakom (nationalisme, religion, communisme) tente de conjuguer les principales sensibilités idéologiques du pays. Le PKI est toléré, parfois même consulté ; les syndicats prospèrent ; les débats sont ouverts.

Mais ce fragile équilibre inquiète les puissances occidentales et l’armée nationale. En pleine guerre froide, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie appuient – directement ou indirectement – un coup d’État militaire en 1965 qui marque le début d’un génocide politique.

1965 : la purge, le silence, l’oubli

Entre 500 000 et un million de personnes furent assassinées en quelques mois seulement. La majorité étaient des paysans pauvres, des militants syndicaux, des instituteurs, ou encore des femmes actives dans les collectifs de quartier — toutes victimes d'accusations souvent infondées de « communisme ».

Au-delà de la violence de masse, cette répression s’accompagna d’une véritable élimination de l’intelligentsia de gauche : écrivains, artistes, penseurs et éducateurs furent emprisonnés, exécutés ou réduits au silence. L’écrivain Pramoedya Ananta Toer, figure majeure des lettres indonésiennes, fut détenu quatorze ans sans procès sur l’île de Buru.

Soe Tjen Marching, militante des droits humains, évoque la disparition brutale d’une lignée intellectuelle entière. De nombreux étudiants indonésiens en Europe de l’Est furent contraints à l’exil, interdits de retour jusqu’à la chute du régime de Suharto.

Dans les années suivantes, une propagande militaro-religieuse transforme cette purge en croisade nationale. L’éradication de la gauche devient aussi symbolique : interdiction des livres, criminalisation de la pensée critique, isolement des survivants, réécriture de l’histoire dans les manuels scolaires. Une mémoire bâillonnée, jusqu’à aujourd’hui.

La peur persiste dans la démocratie post-Suharto

Avec la chute de Suharto en 1998, une ouverture démocratique aurait pu permettre une résurgence des idées progressistes. Mais la peur demeure.

La gauche n’est pas réhabilitée, le marxisme reste interdit, et l’idéologie dominante est une forme d’hypernationalisme militarisé. Le patriotisme officiel se résume trop souvent à des symboles : drapeaux brandis, slogans martelés, cérémonies ritualisées. 

Il évite toute remise en question des injustices sociales et des violences héritées du centralisme autoritaire, notamment dans des régions comme Aceh et la Papouasie occidentale, souvent perçues à travers le prisme d’un nationalisme unificateur.

Patriotisme ou chauvinisme ?

Le problème fondamental est une confusion systématique entre patriotisme et chauvinisme.

Aimer l’Indonésie ne signifie pas se taire devant les crimes d’État, ni ignorer les souffrances des minorités. L’amour sincère du pays passe par la reconnaissance de toutes ses histoires, même celles qui dérangent.

Le véritable nationalisme doit inclure la mémoire des opprimés, la justice pour les oubliés, et l’humilité d’un pays encore en devenir.

Retrouver l’histoire populaire pour réenchanter la nation

Dans un archipel aussi divers que l’Indonésie, l’unité ne peut pas être imposée par la force ni par l’oubli. Elle doit se construire dans la pluralité, le débat, la mémoire.

Refuser de regarder l’histoire de la gauche, c’est refuser de comprendre pourquoi tant de jeunes Indonésiens rêvaient d’un monde meilleur – et pourquoi ils ont été tués pour ce rêve.

Pour une autre mémoire nationale

L’Indonésie moderne ne pourra jamais pleinement guérir tant que ce chapitre de son histoire restera bâillonné. Restaurer la mémoire de la gauche, ce n’est pas revenir en arrière : c’est offrir aux nouvelles générations indonésiennes les outils critiques pour aimer leur pays autrement — par la justice, la solidarité et la vérité.

Il ne s’agit pas ici de promouvoir ni de rendre hommage au Parti communiste indonésien, mais de rendre justice à une mémoire historique longtemps occultée — mémoire que la gauche française, attachée à la vérité historique et à la défense des opprimés, ne peut continuer à ignorer. Car oublier ces luttes, c’est trahir les principes mêmes de justice sociale et d’émancipation qu’elle porte depuis toujours.

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