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Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 14 juin 2025

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Les Chinois d’Indonésie : entre émancipation, discrimination et quête d’appartenance

Minorité à la fois prospère et marginalisée, les Chinois d’Indonésie incarnent les tensions d’une nation multiculturelle en quête d’unité. Entre mémoire blessée, stéréotypes persistants et émancipation inachevée, leur trajectoire interroge les promesses d’égalité dans l’Indonésie post-Suharto.

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Les Chinois d’Indonésie :

Entre émancipation, discrimination et quête d’appartenance

Minorité prospère et marginalisée, les Chinois d’Indonésie incarnent les paradoxes d’un pays multiculturel encore hanté par son passé autoritaire et ses lignes de fracture ethno-religieuses. À la croisée de l’économie, de la politique et de l’identité, leur histoire reste un miroir troublant des promesses inachevées de l’Indonésie.

Une présence pluriséculaire sous le signe de la méfiance

Les premières vagues massives d’immigrants chinois arrivent dans l’archipel indonésien dès le XVe siècle, attirés par le commerce maritime florissant. 

Cette dynamique s’inscrit dans le sillage des expéditions de l’amiral Zheng He, envoyées par la dynastie Ming entre 1405 et 1433, qui établissent des contacts diplomatiques et commerciaux durables avec les ports de Java, Sumatra et d'autres régions de l'Insulinde. 

Sous les royaumes javanais puis la colonisation néerlandaise, les migrants chinois deviennent souvent des intermédiaires économiques et administratifs. La VOC (Compagnie néerlandaise des Indes orientales) les instrumentalise comme classe tampon entre les colonisés et les colons. Cette position ambivalente leur attire jalousie et méfiance.

À l’indépendance, la jeune République d’Indonésie hérite de cette perception ambivalente. Les Chinois sont perçus comme des « étrangers internes » : leur loyauté est suspecte, leur culture considérée comme étrangère au projet national indonésien. 

Cette suspicion se renforce pendant la guerre froide, période où la question de leur allégeance devient centrale. Sont-ils fidèles au régime nationaliste de Chiang Kai-shek à Taïwan, ou sympathisent-ils avec la Chine communiste de Mao Zedong ? 

L’implication supposée de certains cercles sino-indonésiens dans le Parti communiste indonésien (PKI) sert de prétexte aux purges anticommunistes de 1965–1966, où des centaines de milliers de personnes périssent, parmi lesquelles de nombreux Sino-Indonésiens, souvent victimes d’un amalgame entre origine ethnique et engagement politique.

Un nationalisme sino-indonésien méconnu

Souvent perçus à tort comme une minorité détachée ou porteuse d’une loyauté ambiguë, de nombreux Chinois d’Indonésie ont pourtant affirmé, dès les premières décennies du XXe siècle, un nationalisme indonésien sincère et engagé.

Dans les années 1930, Liem Koen Hian fonde le Partai Tionghoa Indonesia (PTI), prônant une citoyenneté inclusive et une Indonésie plurielle. Cette dynamique se poursuit dans les années 1950 avec la création de "Baperki" (Badan Permusyawaratan Kewarganegaraan Indonesia), mouvement civique et politique où s’illustrent des figures telles que Siauw Giok Tjhan, Dr. Oei Tjoe Tat, ou encore Huang Chen Siong, défenseurs d’un projet républicain, égalitaire et multiculturel.

Malgré la répression sanglante de 1965 et les décennies de stigmatisation sous le régime de Suharto, une large partie de la communauté sino-indonésienne est restée profondément attachée à la nation, participant activement à la vie publique. Cette fidélité, largement invisibilisée, met en question les récits dominants de double appartenance, et révèle un engagement ancien pour une Indonésie ouverte, démocratique et inclusive.

Le poids du régime de Suharto : assimilation forcée et effacement culturel

Sous le régime autoritaire du général Suharto (1966–1998), l’État impose une politique d’assimilation rigide à l’égard de la communauté chinoise : suppression de l’enseignement de la langue chinoise, interdiction des fêtes traditionnelles, pression à l’indonésianisation des noms. Toute expression de la « Chine culturelle » est bannie de l’espace public, reléguant les identités sinophones à la sphère privée ou clandestine.

Dans le même temps, certains entrepreneurs sino-indonésiens deviennent des alliés économiques du pouvoir, formant une élite oligarchique tolérée tant qu’elle reste discrète politiquement. Ce compromis ambigu nourrit une image de la communauté chinoise comme riche, fermée, privilégiée – ce qui servira de carburant à de futures violences.

Les émeutes de mai 1998, qui marquent la chute de Suharto, explosent dans ce contexte. Des milliers de magasins appartenant à des Chinois sont pillés, des femmes violées, des familles assassinées. Cet épisode reste une blessure vive et peu réparée.

Une nouvelle ère ? Émancipation relative et racisme résiduel

Avec la Réforme (Réformasi) des années 2000, les choses semblent évoluer. Le président Abdurrahman Wahid (Gus Dur) abolit les interdictions culturelles visant les Chinois. Le Nouvel An lunaire devient fête nationale. Des figures sino-indonésiennes émergent dans les sphères artistiques, médiatiques et même politiques.

Mais l’égalité formelle ne suffit pas. Le sentiment antichinois persiste, en grande partie à cause de stéréotypes véhiculés dans les médias, la religion et la mémoire collective. Beaucoup perçoivent encore les Chinois comme des "étrangers économiquement dominateurs". Le passé colonial, la politique d’assimilation forcée, et l’absence de récit commun renforcent la méfiance.

Comparaison : les Chinois face aux Arabes et aux Indiens d’Indonésie

Les Chinois ne sont pas la seule diaspora présente en Indonésie. On y trouve aussi des communautés d’origine arabe (souvent hadramautiques) et indienne (principalement tamoule ou gujaratie). Pourtant, leurs trajectoires sociales et politiques sont sensiblement différentes.

Les Arabes d’Indonésie, malgré leur origine étrangère, ont mieux réussi à s’intégrer dans l’imaginaire national, en partie grâce à leur lien étroit avec l’islam. Des figures religieuses respectées comme Habib Luthfi ou Habib Rizieq ont consolidé leur autorité dans l’espace public. L’arabité est perçue comme compatible, voire valorisante dans l’univers musulman majoritaire.

Les Indiens d’Indonésie, bien que présents dans le commerce et la diaspora hindoue ou sikh, ont une visibilité réduite et ne suscitent pas la même hostilité. Leur position économique est moins dominante, leur nombre plus faible, et leur culture perçue comme moins "menaçante".

En revanche, les Chinois cumulent visibilité économique, altérité religieuse (bouddhisme, christianisme, confucianisme), et poids historique de la marginalisation, ce qui en fait une cible plus constante des crispations nationalistes.

Identité fragmentée : entre adaptation, peur et stratégie politique

1. Le droit difficile d’"être soi-même"

Être sino-indonésien aujourd’hui, c’est souvent négocier en permanence entre affirmation de soi et camouflage identitaire. Si la culture chinoise peut désormais s’exprimer plus librement, beaucoup continuent à se censurer ou à adapter leur comportement pour éviter les tensions : adoucir leur accent, se convertir à l’islam, minimiser leur visibilité communautaire.

Certains adoptent des noms musulmans ou javanais, d’autres investissent massivement dans des œuvres sociales pour « prouver » leur indonésianité. L’intériorisation du stigmate pousse parfois à l’auto-effacement culturel. D’autres, au contraire, revendiquent fièrement leur héritage, mais au prix d’une exposition aux préjugés.

2. Chercher refuge dans le pouvoir : protection et clientélisme

Confrontés à cette insécurité structurelle, beaucoup de Sino-indonésiens se tournent vers les élites politiques pour assurer leur protection. Ce réflexe n’est pas nouveau : déjà sous les colonisateurs, des membres de la communauté servaient d’intermédiaires. Sous Suharto, plusieurs tycoons chinois s’assuraient une relative sécurité en finançant le régime ou en coopérant discrètement avec les militaires.

Aujourd’hui encore, certains soutiennent des figures politiques fortes ou populistes, espérant y trouver un bouclier contre l’hostilité populaire. Mais cette proximité peut se retourner contre eux, alimentant les rumeurs de collusion ou de manipulation économique.

De Gus Dur à Ahok : entre avancées et rechute

Au début des années 2000, le président Abdurrahman Wahid, dit Gus Dur, a indéniablement ouvert un espace de réconciliation en abolissant les lois discriminatoires à l’encontre des Chinois. Il a jeté les bases d’un pluralisme respectueux et d’une nation post-ethnique. Mais cette vision ne s’est pas encore imposée dans les cœurs.

Le cas d’Ahok (Basuki Tjahaja Purnama), gouverneur chrétien et d’origine chinoise de Jakarta, illustre cruellement les limites de cette émancipation. Malgré son action réformatrice, il devient en 2017 la cible d’une campagne haineuse mêlant racisme, sectarisme religieux et calculs électoraux. Condamné pour « blasphème » après une citation du Coran instrumentalisée, il est emprisonné. Son procès devient le théâtre d’un retour brutal du racisme anti-chinois dans l’espace public.

L’affaire Ahok démontre que les avancées légales peuvent être annulées par des passions collectives encore vives, et que les Chinois d’Indonésie restent les otages d’une identité nationale inachevée.

Reconstruire une citoyenneté partagée

Être Chinois en Indonésie, c’est porter une double mémoire : celle d’une culture millénaire et celle d’un rejet persistant. C’est aussi habiter un espace fragile entre intégration économique et exclusion symbolique. 

Si la réforme initiée par le président Gus Dur a ouvert des perspectives, elle n’a pas encore exorcisé les vieux démons : les mythes du « Chinois dominateur », du « non-musulman étranger » et du « riche insensible ».

Pour que l’Indonésie réalise pleinement sa devise Bhinneka Tunggal Ika (Unité dans la diversité), elle doit repenser sa citoyenneté sur des bases égalitaires, non ethniques ni religieuses. 

Il s’agit non seulement de garantir des droits, mais de reconnaître les blessures, restaurer la mémoire, et permettre à chacun – Chinois, Arabe, Indien ou autochtone – d’"être soi-même" sans peur.

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