De Moscou à Blora : le parcours singulier de Soesilo Toer
Alors que Pramoedya Ananta Toer, son frère aîné, demeure l’une des figures littéraires indonésiennes les plus en vue, Soesilo Toer a suivi un parcours bien différent.
Né le 17 février 1937 à Blora, il est titulaire d’un doctorat en économie de l'Université Plekhanov à Moscou. Pourtant, à son retour en Indonésie en 1973, il a choisi un chemin de modestie et de service envers sa communauté.
Parcours académique et désillusion
En 1962, après avoir été sélectionné parmi 30 lauréats sur près de 9 000 candidats, Soesilo Toer part étudier en URSS. Il suit d’abord un programme de master à l’université Patrice Lumumba à Léningrad, puis entame sa thèse à l’Université Plekhanov qu’il soutient en 1973.
De retour en Indonésie à la mi-1973, son doctorat obtenu en Union soviétique n’étant pas reconnu par le régime pro-américain de Suharto, il est rapidement emprisonné pour des liens supposés avec le Parti communiste indonésien (PKI). Soumis à de lourdes tortures, il perd la vue d’un œil. Cette longue incarcération l’exclut durablement des circuits sociaux traditionnels.
Libéré en 1978, affaibli mais demeurant inébranlable, il se tourne vers un travail modeste mais digne : celui de "pemulung", ramasseur de déchets, qu’il exercera avec constance et humilité.
De la précarité à l’engagement citoyen
Après des années d’errance, entre petits boulots, ramassage de déchets et une tentative d’entrepreneuriat avortée, il retourne définitivement à Blora en 2004 , dans la maison de son enfance.
Désireux d’offrir un accès gratuit à la culture et de transmettre le goût de la lecture aux jeunes générations, il transforme son jardin et une pièce attenante en un taman baca — un "jardin de lecture" communautaire — qu’il baptise Pataba, acronyme de Pramoedya Ananta Toer Anak Semua Bangsa ("Pramoedya Ananta Toer, enfant de toutes les nations").
Ce lieu devient un espace de liberté et d’éveil, ouvert à tous, en particulier aux jeunes issus de milieux populaires, à qui il souhaite rendre ce que l’histoire lui a arraché : le droit d’apprendre, de penser, et de rêver librement.
Inauguration du jardin de lecture et devise
Le 30 avril 2006, jour de la commémoration de la mort de Pramoedya Ananta Toer, le Pataba fut officiellement inauguré. Ce jardin de lecture populaire, modeste mais subversif, s’inscrit en faux contre trois décennies de censure, d’autodafés et d’analphabétisme organisé sous le régime de Suharto. À l’entrée, une banderole claque au vent comme un manifeste :
Bacalah, bukan bakarlah
– Lisez, ne brûlez pas.
Quant à Soesilo Toer, éternel dissident et franc-tireur de village, il ne s’est pas contenté de ramasser les déchets du régime : il rêve, rien de moins, d’une République de la troisième voie – sans partis, sans clientélisme, sans folklore électoral.
Dans une interview accordée en février dernier au podcast JatengPos, il lâchait, goguenard :
« Faites campagne pour moi comme président, et je commencerai par dissoudre ce pays, avant de le rebâtir sur la base de la sagesse locale. »
Une plaisanterie, bien sûr. À moins que ce ne soit un programme.
Leçons de vie et inspirations
Le parcours de Soesilo Toer, de l’obtention de son doctorat en 1973 à la création du Pataba en 2006, offre plusieurs enseignements :
• Résilience : transformer une carrière brisée en service communautaire.
• Humilité : accepter l’épreuve de la prison et un métier modeste sans renier son savoir.
• Partage du savoir : offrir gratuitement des milliers d'ouvrages à sa communauté.
• Symbolisme : refuser la destruction des idées, encourager la lecture comme acte de résistance.
• Impact local, portée universelle : un geste humble peut inspirer d’autres initiatives d’éducation populaire.
Malgré le poids des années, Soesilo demeure prolifique : il continue d’écrire des articles et a à son actif une cinquantaine de romans.
Conclusion
Soesilo Toer n’a pas acquis la notoriété de son frère Pramoedya, mais son destin est un exemple poignant d’engagement et d’altruisme. Titulaire d’un doctorat en économie de l’université Plekhanov, il a choisi de mettre son énergie au service de l’accès à la culture, rappelant que la véritable richesse se mesure à l’impact que l’on a sur les autres.
Les Français sensibles à cette démarche peuvent soutenir le Pataba de plusieurs façons : en faisant connaître cette initiative, en envoyant des livres, ou même — pour les plus curieux — en rendant visite à Soesilo à Blora, sa ville natale de Java, encore peu fréquentée par les circuits touristiques classiques.
On y découvrira non seulement son taman baca, mais aussi une culture locale chaleureuse et une spécialité culinaire réputée : le savoureux Sate Blora, brochette grillée au feu de bois, à déguster dans les ruelles parfumées de cette ville discrète mais pleine d’âme.