Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 14 juillet 2025

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Pourquoi les régimes autoritaires craignent l’art et l’écriture

L’art et l’écriture font trembler les régimes autoritaires : imprévisibles et indomptables, ils brisent les chaînes de la propagande. En éveillant les esprits et en nourrissant les rêves, les artistes deviennent des rebelles silencieux que la censure tente en vain de museler. La liberté s’invente toujours hors du pouvoir.

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Pourquoi les régimes autoritaires craignent l’art et l’écriture

« Le pouvoir peut contrôler les rues, mais jamais les rêves » 

Dans les régimes autoritaires, la peur n’est pas toujours dirigée contre les armes. Elle vise aussi les mots, les couleurs, les chansons. Car là où la censure dicte le récit officiel, l’art invente des chemins de traverse. Là où le pouvoir impose une vérité unique, l’artiste rappelle qu’il existe d’autres mondes possibles.

L’expression artistique n’a pas besoin d’appels directs à la révolte pour être subversive. Par sa seule capacité à éveiller la conscience, à faire surgir le doute, elle devient une menace. Un tableau mélancolique, un poème murmuré, une danse étrange : tout cela peut inquiéter un pouvoir qui veut uniformiser la pensée.

Soekarno, Soeharto : deux attitudes face à la création

En Indonésie, les deux présidents les plus marquants du XXe siècle ont incarné des rapports opposés à la liberté artistique. Soekarno, bien que dirigeant autoritaire et parfois répressif, voyait dans l’art un outil pour construire une identité nationale. Il soutint les écrivains, les peintres, les architectes, pourvu qu’ils contribuent à l’éveil du peuple.

Cependant, sa tolérance s’arrêtait là où commençait la culture occidentale jugée "décadente". Il censura les Beatles, estimant que cette musique étrangère "ramollissait" la jeunesse indonésienne et menaçait les valeurs révolutionnaires. Pour lui, l’art devait être viril, militant, enraciné. Il voulait un art fort, non pas un art libre.

À l’inverse, Soeharto imposa une chape de plomb sur toute forme d’expression indépendante. Sous la "Nouvel Ordre", la culture fut dépolitisée, asséchée, réduite à des formes folkloriques et commerciales. Toute œuvre perçue comme critique — même indirectement — était surveillée, censurée, voire interdite. Le silence devint loi. Même la tristesse, peinte ou chantée, pouvait devenir suspecte.

L’art est insaisissable, et c’est cela qui inquiète

Les régimes autoritaires cherchent à contrôler le langage, les médias, les idées. Mais l’art résiste à ce quadrillage. Il est ambigu, fluide, résistant par essence. Même lorsqu’il ne dénonce pas, il propose. Et proposer un monde autre, c’est déjà saper les fondations du pouvoir.

L’écriture garde la mémoire que le pouvoir veut effacer. Le théâtre pose des questions que la propagande ne peut affronter. La peinture dit l’indicible. Et la poésie touche les cœurs que la terreur ne parvient pas à plier.

C’est pour cela que tant d’écrivains, de musiciens, de penseurs ont été emprisonnés, réduits au silence, ou ont "disparu".

Pramoedya, Wiji Thukul : des voix que l’on n’a pas pu faire taire

Le cas de Pramoedya Ananta Toer illustre cette peur du pouvoir. Accusé sans procès, il passa quatorze ans sur l’île prison de Buru. Privé de papier, il raconta à voix haute ses romans à ses codétenus. Par la parole, il écrivit malgré tout. Par la mémoire collective, ses livres prirent vie. Il affirmait :

"La gloire suprême d’une nation est sa liberté."

Une phrase simple, mais insupportable pour un régime fondé sur la soumission.

Autre figure, le poète ouvrier Wiji Thukul, disparu en 1998. À travers des poèmes directs, ancrés dans la vie des pauvres et des exploités, il réveillait une société endormie. Son cri résonne encore :

« Je ne veux pas être un cadavre qui vit

Dont le cœur est creux, dont les yeux sont morts

Je ne veux pas être un cadavre qui vit

Dont les mains tremblent, dont la tête est vide »

Sa poésie fut interdite, son visage traqué, son corps jamais retrouvé. Mais ses vers vivent encore dans les rues, dans les luttes, dans les esprits.

Le pouvoir redoute ce qu’il ne peut encadrer

L’imaginaire échappe à la police. Il se glisse dans les marges, dans les rêves, dans les gestes. C’est pour cela que la dictature ne se contente pas de censurer : elle veut formater l’imaginaire collectif. Transformer l’art en divertissement, en folklore, en ornement. Le vider de sa force, de son mystère.

Mais l’art véritable renaît toujours. Même sous les décombres. Même dans les prisons. Il prend d’autres formes, d’autres langues, d’autres supports. Il survit dans les murmures, les graffitis, les rires.

Défendre l’art, c’est refuser la normalisation de l’oppression

Dans un monde où l’autoritarisme s’installe parfois sous des formes douces, technocratiques ou religieuses, l’art reste un indicateur précieux : là où il est contrôlé, interdit, ridiculisé, c’est qu’un pouvoir cherche à éteindre la lumière.

Si cet article se concentre sur le contexte indonésien, d’autres exemples existent à travers le monde, comme la répression subie par l’artiste chinois Ai Weiwei ou les censures qui touchent parfois la création artistique en Europe et ailleurs.

C’est pourquoi défendre l’expression artistique, même la plus modeste, la plus dérangeante, est un acte de citoyenneté. L’art n’est pas un luxe : il est la respiration d’un peuple.

Et tant qu’un poème pourra encore être chuchoté dans l’obscurité, tant qu’un dessin pourra faire rire, tant qu’un chant pourra faire pleurer, aucune dictature ne sera tout à fait tranquille.

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