Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

Abonné·e de Mediapart

485 Billets

0 Édition

Billet de blog 14 juillet 2025

Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

Abonné·e de Mediapart

Soekarno n’est pas mort : Vivere Pericoloso, maintenant !

Soekarno n’est pas mort. Son cri "Vivere Pericoloso" résonne encore face à une Indonésie rongée par l’autoritarisme masqué et le confort de l’oubli. Vivre dangereusement, aujourd’hui, ce n’est plus faire la révolution par les armes, mais oser penser librement, dénoncer l’injustice, refuser la peur et l’anesthésie morale.

Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Soekarno n’est pas mort : Vivere Pericoloso, maintenant !

« Pour reconstruire le monde, nous devons vivre dangereusement. »

— Soekarno, 1964

Il est des phrases qui résistent au temps. Elles traversent les générations comme des balises dans la nuit. Vivere Pericoloso, proclamé par Soekarno en 1964 au sommet des tensions politiques et sociales, est l’une d’elles. Ce cri, à la fois poétique et politique, résonne à nouveau dans une Indonésie où les périls ont changé de visage : plus feutrés, plus technocratiques, plus diffus — mais non moins dangereux.

Soekarno n’est pas mort. Ou plutôt, il n’a jamais été totalement digéré par la mémoire officielle. Son image dérange, trop complexe, trop ambivalente pour la réduire à une statue ou un slogan d’État.

Vivere Pericoloso : appel ou illusion ?

Lorsque Soekarno déclara 1964 comme Tahun Vivere Pericoloso — l’année du vivre dangereusement — il ne s’agissait pas seulement d’un effet rhétorique. C’était un pari, un geste d’audace face aux contradictions d’une jeune République postcoloniale écartelée entre plusieurs projets de société : marxisme du PKI, autoritarisme militaire, islam politique, nationalisme culturel.

  • Mais cette audace était-elle visionnaire ou téméraire ?
  • Était-elle lucidité révolutionnaire ou aveuglement stratégique ?

Soekarno appelait à rompre avec les compromis médiocres du postcolonialisme. Il voulait une nation souveraine, un peuple debout, une voie indépendante entre les blocs. Mais dans cette quête d’unité et d’authenticité, il flirta dangereusement avec la personnalisation du pouvoir. Il consolida un régime fondé sur l’émotion, le verbe, la mise en scène — au détriment des institutions. 

Il confondit parfois la volonté populaire avec sa propre voix, comme il aimait dire : « Penyambung lidah rakyat » — le porte-voix du peuple, mais souvent celui d’un seul homme.

La politique du risque : grandeur et impasse

Il faut rendre justice à l’intuition de Soekarno : la politique véritable n’est pas gestion, mais tension. C’est une traversée de conflits, un art de l’équilibre instable. Il refusa de choisir entre les forces vives du pays, préférant les tenir ensemble dans une dynamique mouvante, au risque de l’explosion.

Mais le risque devint réalité. 1965 marqua la chute brutale de cette tentative. L’armée profita du chaos pour prendre le pouvoir, avec Soeharto en chef d’orchestre, dirigeant la transition brutale qui mit fin à l’ère Soekarno.

Le vivere pericoloso bascula dans l’horreur : un bain de sang, une purge anticommuniste à l’échelle industrielle, un silence imposé pour des décennies.

Soekarno ne fut pas le bourreau, mais il ne fut pas non plus l’innocent. Il avait ouvert les vannes d’un imaginaire révolutionnaire sans en maîtriser les débordements. Sa défaite fut aussi celle d’un nationalisme sans garde-fou, vulnérable à ses propres passions.

Aujourd’hui : entre oubli et reconduction

Soixante ans plus tard, le mot d’ordre de Soekarno ressurgit dans une scène politique apparemment apaisée — mais fondamentalement inquiétante.

En 2024, l’Indonésie élit à sa tête Prabowo Subianto, figure controversée, gendre de Soeharto, héritier d’une histoire militaire entachée de violences, notamment au Timor oriental et en Papouasie. Le vivre dangereux s’est inversé : ce n’est plus l’appel au risque pour la liberté, mais la normalisation d’un ordre autoritaire sous les habits de la démocratie.

Aujourd’hui, le danger ne rugit plus. Il chuchote. Il s’infiltre dans les algorithmes, les réseaux d’influence, les récits nationaux aseptisés. Il habite les statistiques du développement, les discours de stabilité, les grands projets d’infrastructure qui déracinent sans débat.

La Papouasie brûle, mais les caméras se tournent ailleurs. Les minorités disparaissent dans l’indifférence. L’élan démocratique se dilue dans la fatigue civique.

Vivere Pericoloso aujourd’hui : une éthique du trouble

Redonner sens au vivere pericoloso, ce n’est pas rejouer le passé. C’est reconnaître que vivre dangereusement, aujourd’hui, c’est refuser la tiédeur. C’est désobéir au confort intellectuel, au cynisme ambiant, au relativisme moral.

Ce n’est plus l’héroïsme des armes qu’il faut mobiliser, mais celui de la parole libre, du geste solidaire, de la pensée critique. Cela signifie :

  • nommer les injustices étouffées par le consensus ;
  • défendre les droits des peuples autochtones, des exilés, des oubliés de l’archipel ;
  • réinventer le langage politique face à l’hégémonie du marketing ;
  • oser l’engagement sans certitude, dans une époque saturée de faux débats.

Soekarno n’est pas mort, mais il n’est pas un mythe

Soekarno n’est pas mort parce que les fractures qu’il tenta de penser — entre l’Indonésie réelle et l’Indonésie rêvée — sont toujours là. Mais il ne faut pas l’idéaliser. Il fut un homme de son temps, avec ses limites, ses aveuglements, ses ambiguïtés.

Ce qu’il nous laisse, ce n’est pas un modèle, mais une énigme : comment faire advenir une révolution sans sombrer dans la répression ? Comment unir un peuple sans nier sa pluralité ? Comment incarner une vision sans devenir son prisonnier ?

C’est à nous qu’il revient d’inventer une nouvelle manière de vivre dangereusement — non dans la nostalgie d’un âge héroïque, mais dans la lucidité d’un présent à reconquérir.

Conclusion 

Vivre dangereusement, c’est peut-être l’ultime acte révolutionnaire possible dans une époque cynique, marquée par l’indifférence, la résignation et le confort de l’inaction.

Que l’on vive en Indonésie, en France ou ailleurs, le vrai danger aujourd’hui, c’est d’oser encore croire en la justice, parler quand tout pousse au silence, espérer quand tout invite à se soumettre.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.