Un empire parfumé d’épices et taché de sang
Pendant longtemps, aux Pays-Bas, l’histoire coloniale a été racontée à travers le prisme rassurant d’un âge d’or maritime, de prospérité commerciale et d’explorations lointaines. On évoquait les flottes de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, sillonnant les océans pour rapporter des épices rares et des tissus précieux. Mais cette vision policée dissimule une autre réalité, beaucoup plus sombre : celle d’un empire bâti sur la contrainte, la violence et l’exploitation méthodique des peuples et des terres.
Banda : le massacre oublié
La Compagnie, fondée en 1602, n’était pas une simple entreprise commerciale. Elle disposait de pouvoirs étatiques : lever des troupes, déclarer la guerre, administrer des territoires. Dans les Moluques, où se concentraient les clous de girofle et la muscade, les Néerlandais imposèrent un monopole implacable. En 1621, le gouverneur Jan Pieterszoon Coen organisa le massacre de Banda, faisant exterminer ou déporter presque toute la population locale pour asseoir l’autorité coloniale.
Les cultures forcées et la famine
Au XIXe siècle, le contrôle passa directement à la Couronne, qui mit en place le Cultuurstelsel, ou système des cultures forcées. Les paysans javanais étaient tenus de consacrer une partie de leurs terres à des cultures d’exportation comme le café ou le sucre, dont les bénéfices alimentaient le trésor néerlandais. Ce système provoqua famines et misère. Le roman Max Havelaar, publié en 1860 par l’écrivain Multatuli, dénonça cette mécanique inhumaine avec une force qui scandalisa son époque.
Aceh : une guerre sans fin
La conquête et le maintien de l’ordre se firent toujours par la force. Les guerres d’Aceh, menées de 1873 à 1914, furent marquées par des incendies de villages, des exécutions sommaires et une répression d’une rare brutalité. Dans l’ensemble de l’archipel, le pouvoir colonial reposait sur une hiérarchie raciale rigide : Européens au sommet, étrangers asiatiques au milieu, populations indigènes tout en bas. Cette structure ne se contentait pas de limiter les droits des colonisés ; elle inscrivait dans la loi leur prétendue infériorité.
La dépossession des terres et des cultures
Le colonialisme néerlandais fut aussi une entreprise de dépossession culturelle. Les systèmes éducatifs visaient à former une élite locale docile, tandis que les terres communautaires étaient saisies pour agrandir les plantations. Les langues, les savoirs et les institutions traditionnelles furent marginalisés ou démantelés, sapant la transmission des cultures. L’impact de cette domination se fait encore sentir aujourd’hui dans certaines régions : à Sikka, par exemple, les conflits agraires persistent, exacerbés par le rôle de l’Église catholique locale dans la gestion et la redistribution des terres héritées de l’époque coloniale.
La guerre d’indépendance et ses crimes
Après la Seconde Guerre mondiale et une brève occupation japonaise, l’Indonésie proclama son indépendance, mais les Pays-Bas tentèrent de reprendre le contrôle par la force. De 1945 à 1949, la guerre d’indépendance fit des dizaines de milliers de morts. Des massacres comme celui de Rawagede, en décembre 1947, où 431 villageois furent exécutés, illustrent la continuité de la violence coloniale jusque dans ses dernières années. Sur l’île de Sulawesi, le capitaine Raymond Westerling mena la tristement célèbre « méthode Westerling » : des rafles massives, des interrogatoires expéditifs et l’exécution immédiate de ceux soupçonnés de sympathies nationalistes. Ces opérations dites de « pacification » coûtèrent la vie à plusieurs milliers de civils et semèrent la terreur dans toute la région. Pourtant, Westerling ne fut jamais traduit en justice. De retour aux Pays-Bas, il mena une existence tranquille, écrivit ses mémoires et mourut paisiblement en 1987, loin du pays où il avait fait couler tant de sang.
Les séquelles et le combat pour la vérité
Aujourd’hui encore, ce passé pèse sur la mémoire collective. Pendant des décennies, le récit officiel négligea les aspects les plus sombres de cette histoire, préférant retenir l’image d’un colonialisme « modéré ». Sous la pression d’historiens et de témoins, les autorités néerlandaises ont commencé à reconnaître certaines violences. En 2022, le roi Willem-Alexander a présenté ses excuses pour les crimes commis durant la guerre d’indépendance. Mais cette reconnaissance reste partielle, et les séquelles sociales, économiques et culturelles de la domination coloniale continuent de se faire sentir.
Parler de ces ombres n’est pas seulement un devoir d’historien. C’est une exigence de justice envers ceux dont la vie, les terres et la mémoire ont été brisées par trois siècles de domination. Ce n’est qu’en acceptant de regarder en face cette histoire, dans toute sa brutalité, que l’on peut espérer bâtir un dialogue honnête entre les anciens colonisateurs et les anciens colonisés.