De Tokyo à Berlin, de Batavia à Jakarta : les héritages du fascisme en Indonésie
Souvent présentée comme une démocratie pluraliste née de la lutte anticoloniale, l’Indonésie moderne cache une face plus sombre de son histoire : celle de la séduction exercée, à différents moments, par les idéologies fascistes, qu’elles viennent de l’Europe hitlérienne ou du Japon impérial.
Si ces influences n’ont jamais été dominantes au sens institutionnel, elles ont laissé des traces profondes dans les structures de pouvoir, l’imaginaire collectif, et certains courants politiques jusqu’à aujourd’hui.
Aux racines : fascismes coloniaux et autoritarismes importés
Dans les années 1930, le monde est secoué par la montée des fascismes européens et asiatiques. Aux Indes néerlandaises, l’élite coloniale et certains groupes indo-européens (les "Indo") ne restent pas indifférents. Des sympathies se développent vis-à-vis du NSB (Nationaal-Socialistische Beweging), le parti fasciste des Pays-Bas affilié au nazisme.
Plusieurs Indo, se sentant rejetés tant par les colons néerlandais que par les populations autochtones, projettent la fondation d’une section locale du NSB dans l’archipel. Bien que cette tentative soit rapidement interdite, elle témoigne d’un climat idéologique favorable à des visions autoritaires, hiérarchiques et raciales.
Mais une influence plus déterminante encore viendra d’Asie : celle du Japon impérial.
Le fascisme japonais : un modèle asiatique d’ordre et de domination
L’occupation japonaise de l’Indonésie (1942–1945) n’a duré que trois ans, mais son impact fut immense. Le Japon impérial ne se contentait pas d’être une puissance militaire : il portait un projet panasiatique, autoritaire, raciste et militariste.
En promouvant le slogan « l’Asie aux Asiatiques », Tokyo chercha à se présenter comme libérateur face aux colonisateurs occidentaux. Mais dans les faits, l’administration militaire japonaise imposa un système brutal de travail forcé (romusha), de répression culturelle et de propagande ultra-nationaliste.
Cette période marque la première expérience d’un État autoritaire centralisé pour nombre d’Indonésiens. Le culte de l’empereur, l’obéissance totale, l’interdiction des partis politiques et syndicats, la mobilisation de masse encadrée — tout cela préfigure certains éléments du régime de Suharto qui viendront plus tard.
Le terme japonais seishin (discipline spirituelle), utilisé pendant l’occupation pour former des citoyens obéissants et prêts au sacrifice, réapparaît sous d’autres formes dans l’idéologie du Pancasila, interprétée dans une version militarisée de la pluralité nationale.
De l’indépendance à l’Ordre Nouveau : l’assimilation des structures autoritaires
Après 1945, les jeunes élites nationalistes, bien qu’anti-impérialistes, intègrent inconsciemment ou délibérément certains héritages du fascisme japonais : centralisme, culte du chef, méfiance envers les libertés individuelles, glorification du sacrifice national. Cela culmine avec le régime de Suharto (1966–1998), souvent qualifié de semi-fasciste par ses opposants.
L’Ordre Nouveau repose sur un pouvoir militaire omniprésent, une idéologie d’unité forcée, un contrôle massif des médias, et l’écrasement de toute opposition sous prétexte d’anticommunisme. Des structures mises en place par les Japonais, telles que les organisations de jeunesse paramilitaires ou les groupes de surveillance civile, sont réactivées et renforcées.
Le massacre de 1965–1966 contre les présumés communistes — souvent comparé à une purge fasciste — a été justifié par une rhétorique de purification morale et d’unité nationale, tout en étant soutenu par l’armée, les religieux, et une partie de la population manipulée.
Les résurgences actuelles : du néofascisme au chauvinisme numérique
Dans les années 2000, plusieurs signes inquiétants apparaissent. Le livre Mein Kampf d’Adolf Hitler est vendu ouvertement dans les vitrines de grandes librairies indonésiennes, parfois présenté comme un manuel de leadership. Des jeunes posent avec des croix gammées sur les réseaux sociaux, croyant incarner une forme d’anticonformisme radical, ignorant les implications historiques.
Certains groupes néonationalistes affichent des références au militarisme japonais, exaltant la discipline et la pureté de l’âme asiatique. Le parallèle entre les fanfares patriotiques modernes, les parades militaires obligatoires dans les écoles et les défilés paramilitaires de l’ère impériale japonaise n’est pas pure coïncidence. À cela s’ajoute l’obsession pour l’unité nationale, brandie comme absolu moral, qui marginalise toute diversité culturelle ou politique sous prétexte de préserver « la maison commune ».
Une culture politique façonnée par la verticalité
Le fascisme, qu’il soit allemand ou japonais, partage une vision verticale de la société : hiérarchie, autorité, uniformité. Cette vision est encore présente dans de nombreux aspects de la politique et de la culture indonésiennes. Le slogan « NKRI harga mati » (L’État unitaire indonésien est non négociable) sert non seulement à promouvoir la cohésion nationale, mais aussi à étouffer les voix dissidentes, notamment en Papouasie et à Aceh.
La stigmatisation des minorités, la persécution des intellectuels critiques, la montée de la paranoïa identitaire dans les débats publics, sont autant de symptômes d’un autoritarisme latent qui trouve ses racines dans ces fascismes du passé.
Résister aux héritages fascistes : repenser l’histoire, déconstruire le culte de l’ordre
Face à ces héritages, la tâche est double : d’un côté, il faut une mémoire historique lucide sur les influences fascistes, aussi bien européennes qu’asiatiques ; de l’autre, il est urgent de déconstruire les discours autoritaires déguisés en patriotisme. L’éducation à la pensée critique, la réappropriation de récits historiques alternatifs, et la reconnaissance des traumatismes collectifs sont des étapes nécessaires.
Il est aussi crucial de promouvoir une culture politique horizontale, fondée sur le dialogue, la pluralité et la participation, et non sur la verticalité, la soumission et le silence.
L’ombre des empires plane encore
L’Indonésie n’a pas été fasciste au sens institutionnel, mais elle a été traversée par des influences fascistes venues de l’Europe comme du Japon. De l’endoctrinement militaire sous l’occupation impériale à l’autoritarisme du régime de Suharto, en passant par le culte de l’ordre et l’uniformisation identitaire, ces éléments ont façonné durablement les mentalités politiques.
Aujourd’hui encore, les signes d’un néofascisme rampant sont visibles : culte de la force, glorification de l’unité, haine du pluralisme. Ce n’est qu’en affrontant ces fantômes, en refusant la nostalgie de l’ordre autoritaire, que l’Indonésie pourra réellement s’émanciper — et devenir cette démocratie libre et plurielle qu’elle prétend être, fidèle à l’esprit de Bhinneka Tunggal Ika, l’unité dans la diversité, trop souvent invoqué mais rarement incarné dans les faits.