Indes néerlandaises : anatomie d’un apartheid colonial
Le colonialisme européen a marqué durablement l’histoire de l’Asie du Sud-Est. Parmi les régimes coloniaux, celui des Pays-Bas aux Indes orientales – aujourd’hui Indonésie – se distingue tristement par son extrême irresponsabilité, sa politique ouvertement discriminatoire et son système d’apartheid racial strict.
Fait peu connu et largement occulté, l’apartheid en Indonésie a précédé celui de l’Afrique du Sud, avec des conséquences sociales et politiques profondes qui résonnent encore aujourd’hui. Cette réalité honteuse est souvent absente des récits officiels qui glorifient la « mission civilisatrice » néerlandaise. Il est temps de dénoncer ce passé avec la force qu’il mérite.
Une colonisation extractive et irresponsable aux conséquences désastreuses
Contrairement à certains empires coloniaux européens, le régime hollandais dans l’archipel n’a jamais cherché à favoriser un développement humain, social ou économique durable des populations autochtones.
Leur approche était strictement extractive et militariste : exploiter au maximum les ressources naturelles – épices, café, huile de palme, et autres matières premières – au profit exclusif de la métropole. Cette soif insatiable de richesse a conduit à des politiques brutales, telles que la culture obligatoire (Cultuurstelsel) imposée aux paysans, qui les a maintenus dans une pauvreté chronique, provoquant famines et révoltes sanglantes.
Le régime colonial se caractérisait par une irresponsabilité profonde, notamment sur les plans administratif et humain. La coercition, la violence systématique et la marginalisation des populations indigènes étaient institutionnalisées.
Les autorités néerlandaises ignoraient délibérément les besoins fondamentaux des colonisés : accès à la santé, à l’éducation, et conditions de travail décentes. Par exemple, le taux d’illettrisme chez les populations indigènes atteignait plus de 90 % au début du XXe siècle, signe d’un quasi-abandon de toute politique éducative en faveur des autochtones. Les écoles étaient rares, souvent réservées aux enfants de colons ou aux élites locales favorisées, tandis que la grande majorité du peuple restait exclue de toute formation scolaire.
Sur le plan sanitaire, les infrastructures médicales étaient extrêmement limitées dans les zones rurales où vivaient la majorité des populations. Les soins étaient quasiment inexistants, ce qui entraînait une mortalité infantile très élevée et une espérance de vie réduite. Par exemple, en 1930, l’espérance de vie moyenne dans les Indes orientales était d’environ 30 à 35 ans, contre plus de 60 ans en métropole. Les maladies infectieuses comme la malaria, la tuberculose ou le choléra faisaient des ravages, sans que le gouvernement colonial ne mette en place de véritables politiques de prévention ou de soins.
En ce qui concerne les conditions de travail, les paysans et ouvriers indigènes étaient soumis à des règles extrêmement dures, notamment sous le système de la culture obligatoire (Cultuurstelsel), qui les forçait à consacrer une partie de leurs terres à la production de cultures d’exportation pour la métropole. Ce système les maintenait dans une pauvreté chronique et les exposait à la famine. Les salaires étaient dérisoires et les horaires de travail très longs, souvent sans protection ni compensation.
Max Havelaar : Un cri contre la corruption et l’injustice coloniale
L’une des dénonciations les plus célèbres de la corruption et de l’inefficacité de l’administration coloniale hollandaise se trouve dans le roman Max Havelaar, publié en 1860 par Multatuli (pseudonyme d’Eduard Douwes Dekker), lui-même ancien fonctionnaire colonial. Ce texte emblématique met en lumière les abus de pouvoir, les extorsions, et l’exploitation systématique des populations indigènes par des agents coloniaux corrompus.
À travers le personnage de Max Havelaar, fonctionnaire colonial idéaliste confronté à la réalité brutale du système, Multatuli dénonce les pratiques frauduleuses qui enrichissent une minorité d’administrateurs et de colons, tandis que le peuple indigène est maintenu dans la misère. Le roman révèle comment l’administration ferme les yeux sur les exactions, étouffe les plaintes et perpétue un ordre inégalitaire fondé sur la violence et la corruption.
Max Havelaar reste une critique puissante et visionnaire du colonialisme néerlandais, confirmant que dès le XIXe siècle, la corruption et l’absence de responsabilité étaient des traits structurants de la domination hollandaise aux Indes orientales.
L’apartheid en Indonésie : un système racial avant l’Afrique du Sud
L’une des caractéristiques les plus cyniques et peu connues du colonialisme hollandais fut l’instauration d’un système d’apartheid racial très strict. Longtemps ignoré dans les récits historiques dominants, ce système de ségrégation raciale, mis en place dès le XIXe siècle, a précédé de plusieurs décennies celui de l’Afrique du Sud.
La société coloniale était rigoureusement divisée en castes raciales : les Européens jouissaient de tous les privilèges, tandis que les populations indigènes, les Chinois, et autres groupes ethniques étaient confinés à un statut inférieur et soumis à des lois discriminatoires. Cette ségrégation s’appliquait non seulement socialement et économiquement, mais aussi spatialement : quartiers séparés, accès limité aux infrastructures publiques, écoles réservées aux Blancs.
Un témoignage d’époque, recueilli par un fonctionnaire néerlandais en 1910, décrit ce système :
« Les indigènes sont cantonnés dans des quartiers bien distincts, séparés des Européens par des barrières physiques et sociales. L’accès aux écoles, aux hôpitaux et aux emplois publics leur est refusé, car il serait « inconvenant » de mélanger les races. »
(Archives du ministère colonial, La Haye, 1910).
Ce système d’apartheid précoce a profondément marqué la société, créant des fractures sociales durables qui perdurent dans la société indonésienne contemporaine.
La reconnaissance de l’indépendance : un refus implicite des dettes coloniales
Un autre aspect méconnu et rarement évoqué est la position du gouvernement néerlandais après la proclamation d’indépendance de l’Indonésie en 1945. Officiellement, les Pays-Bas n’ont jamais reconnu juridiquement cette indépendance dès sa proclamation. La reconnaissance fut uniquement morale et diplomatique
La Table ronde de 1949, conclue par la signature du Konferensi Meja Bundar (KMB) à La Haye, a constitué un transfert de souveraineté formel, et non une reconnaissance de l’indépendance déjà acquise par l’Indonésie.
Cette réticence s’explique par des enjeux financiers majeurs : reconnaître formellement l’indépendance en 1945 aurait impliqué d’indemniser les quatre années d’occupation militaire (1945‑1949), durant lesquelles les Pays-Bas ont tenté de reprendre le contrôle par la force, sans oublier les dommages et intérêts liés à trois siècles de domination coloniale.
En refusant cette reconnaissance, les autorités coloniales ont imposé une lourde dette à la jeune république, transférant sur elle les dettes accumulées par le régime colonial, une situation moralement inacceptable qui pèse encore sur l’Indonésie.
Comparaison avec d’autres colonialismes européens
Le colonialisme européen, qu’il soit hollandais, britannique ou français, a incontestablement laissé des cicatrices profondes dans les sociétés colonisées. Toutefois, une analyse comparée montre que le régime colonial néerlandais aux Indes orientales se distinguait par sa dureté extrême, son racisme institutionnalisé et son inefficacité administrative, souvent bien plus marqués que dans certains autres empires coloniaux.
Le colonialisme britannique : une administration pragmatique et un effort d’intégration
L’Empire britannique, malgré ses nombreuses violences et exactions, développait souvent une politique administrative plus pragmatique et inclusive. Par exemple, en Inde, la couronne britannique a mis en place un système d’éducation relativement étendu, destiné à former une élite locale – les Anglo-Indiens et les fonctionnaires indiens – afin d’assurer une certaine continuité administrative et faciliter la gestion de vastes territoires.
Les Britanniques accordaient également une certaine reconnaissance aux institutions locales et coutumières, ce qui limitait, du moins formellement, les bouleversements culturels radicaux. L’infrastructure sanitaire, bien que insuffisante, bénéficiait d’un meilleur développement comparé à celle des Indes orientales néerlandaises. Par ailleurs, la justice coloniale britannique était en théorie appliquée à tous les sujets de l’empire, même si les inégalités et discriminations restaient présentes.
Le colonialisme français : mission civilisatrice et assimilation
Le régime colonial français se basait officiellement sur une « mission civilisatrice » qui, malgré ses limites et hypocrisies, mettait l’accent sur l’assimilation culturelle et juridique.
En Afrique du Nord et en Indochine, la France a développé des systèmes d’éducation, de santé et d’administration relativement structurés, avec une volonté affichée de créer des citoyens « français » parmi les colonisés, du moins pour une minorité. Sous le slogan « Trois couleurs, un drapeau, un Empire », cette politique visait à unir diverses populations sous une même identité nationale.
Certes, cette assimilation était souvent limitée et discriminatoire, mais elle offrait des voies de mobilité sociale, notamment par l’accès à l’école et à la citoyenneté. De plus, l’administration française menait parfois des efforts pour protéger certaines traditions locales, établissant un dialogue culturel plus soutenu que celui des Néerlandais.
Le colonialisme hollandais : un régime racialiste et exploitant
À l’inverse, le régime colonial hollandais aux Indes orientales privilégiait une politique d’exclusion raciale stricte, où les populations indigènes étaient maintenues dans un statut inférieur sans véritable accès aux institutions ou à la citoyenneté.
L’administration coloniale néerlandaise n’avait ni la volonté ni les moyens d’intégrer les élites locales, préférant instaurer un système de domination fondé sur la ségrégation raciale et l’exploitation économique. Certains espaces publics affichaient des panneaux interdisant l’accès aux pribumi — les Indonésiens de souche — et aux chiens. Des clubs coloniaux étaient exclusivement réservés aux Européens ; même les aristocrates insulindes n’étaient pas autorisés à y pénétrer, illustrant le mépris racial généralisé, y compris envers les élites indigènes.
Les infrastructures éducatives et sanitaires étaient rares, inefficaces et concentrées sur les colons européens, excluant largement les populations autochtones. La politique économique reposait sur l’extraction brutale des ressources sans investissement dans le développement durable des territoires.
Héritage colonial et problèmes sociaux contemporains en Indonésie
L’héritage de ce système colonial d’apartheid et d’exploitation continue d’influencer fortement la société indonésienne actuelle. Les fractures raciales et sociales instaurées par le régime néerlandais n’ont jamais été totalement surmontées.
Les séquelles du colonialisme, notamment le système d’apartheid racialisé, ont laissé des cicatrices invisibles mais profondes. Le racisme structurel persiste dans les institutions et dans les mentalités, alimentant tensions et conflits interethniques.
Aujourd’hui, de nombreux groupes ethniques – notamment les Papous, les Chinois d’Indonésie, ainsi que les minorités dans les régions orientales – subissent encore discrimination, marginalisation et violences. Ces discriminations se traduisent par des inégalités d’accès à l’éducation, à l’emploi, à la justice, et à la représentation politique.
Les Papous, à l'exception d'une infime minorité d'élite, subissent le pire. Par exemple, dans plusieurs universités indonésiennes, les étudiants papous sont souvent contraints de loger dans des dortoirs séparés, renforçant ainsi leur isolement social. De plus, ils rencontrent fréquemment d’importants obstacles pour trouver un logement dans les quartiers urbains, en raison de préjugés et de discriminations à leur encontre .
Ce constat est corroboré par le rapport de Human Rights Watch intitulé If It’s Not Racism, What Is It? (2024), qui documente la racisme systémique à l’encontre des Papous dans l’enseignement supérieur.
L’ironie de l’histoire est cruelle : déjà sous la colonisation hollandaise, les Javanais étaient déshumanisés, qualifiés de « singes » dans un racisme profondément enraciné chez les colons néerlandais. En 2019, à Surabaya — principale ville portuaire de Java — cette insulte dégradante a été reprise par des milices nationalistes indonésiennes visant cette fois des Papous noirs aux cheveux crépus. Cette scène tragique témoigne de la persistance historique des violences raciales à travers l’archipel.
Parallèlement, les politiques d’assimilation forcée, couplées à une militarisation accrue dans les régions papoues, apparaissent comme une continuation de cette répression coloniale. Elles alimentent un profond sentiment d’exclusion chez les populations locales, qui poursuivent leur lutte pour la reconnaissance de leurs droits fondamentaux.
Cette situation est aggravée par une extraction minière folle et démesurée, exploitant sans limites les ressources naturelles de la région au détriment des habitants autochtones, détruisant leurs terres et leurs écosystèmes, tout en enrichissant des intérêts étrangers et étatiques.
Ainsi, la justice sociale et la réconciliation véritables en Indonésie passent nécessairement par une prise en compte sincère et complète de ce lourd héritage colonial, et par des politiques réparatrices visant à corriger les inégalités structurelles.
Héritage colonial, mémoire partagée et responsabilité internationale
Le colonialisme néerlandais aux Indes orientales fut bien plus qu’une simple entreprise économique d’exploitation : il constitua un système raciste, discriminatoire et profondément irresponsable, qui institua un apartheid bien avant celui d’Afrique du Sud. Cette politique de ségrégation institutionnalisée a creusé des fractures sociales durables, encore visibles aujourd’hui en Indonésie.
La République d’Indonésie, héritière de ce lourd passé, fait face à une responsabilité historique majeure, notamment vis-à-vis de la dette morale et financière laissée par cette colonisation. Reconnaître pleinement cette dette est un acte indispensable pour affronter le passé, restaurer la justice sociale et ouvrir une page nouvelle fondée sur l’égalité et la dignité.
Seule une mémoire sincère et un engagement à réparer ces injustices permettront à l’Indonésie de se libérer véritablement de ses chaînes coloniales.
Recommandations aux Français : une réflexion nécessaire sur un passé colonial partagé
Si le colonialisme néerlandais a laissé des traces particulièrement sévères en Indonésie, la France, en tant qu’ancienne puissance coloniale aux multiples territoires, ne saurait éluder sa propre responsabilité dans les dynamiques coloniales qui ont affecté l’Asie du Sud-Est et au-delà.
Les Français sont ainsi invités à :
- Favoriser une recherche historique rigoureuse et accessible sur les effets réels du colonialisme dans toutes ses dimensions, y compris les violences structurelles et les héritages sociaux.
- Soutenir les initiatives de dialogue interculturel et de mémoire partagée entre les anciens pays colonisateurs et les peuples colonisés, pour mieux comprendre les conséquences durables de cette histoire commune.
- Encourager des actions concrètes de solidarité, notamment par des partenariats éducatifs, culturels et économiques qui visent à réduire les inégalités héritées du colonialisme.
- Reconnaître publiquement les souffrances causées par les régimes coloniaux, en particulier en soutenant les réparations symboliques et matérielles appropriées.
Cette prise de conscience collective, au-delà des frontières nationales, est essentielle pour contribuer à une justice historique véritable, et pour construire ensemble des relations internationales basées sur le respect, l’équité et la reconnaissance mutuelle.